Pour ou contre une Maison de l’histoire ?
Annoncé par Nicolas Sarkozy en 2009, le projet de Maison de l’histoire de France divise les historiens. Pour Éric Deroo, ce sera une précieuse boîte à outils. Pour Arlette Farge, ce lieu est inutile, coûteux et idéologisé.
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«À l’origine, quand j’ai vu la présentation du projet dans la presse, j’étais contre. Je me suis inquiété de ce que l’on en disait, d’une écriture officielle de l’histoire de France. J’étais donc circonspect et prudent quand Frédéric Mitterrand, pour qui j’ai un profond respect, m’a appelé pour me proposer de participer à cette Maison de l’histoire – car ce n’est pas un musée mais une « maison », ceci est très important.
Frédéric Mitterrand m’a contacté parce que j’ai beaucoup travaillé sur les images et réalisé des documentaires, et il souhaitait que cet aspect y ait une place importante. Je lui ai d’abord fait part de mon scepticisme, mais il m’a convaincu de participer aux premières réunions pour voir comment cela se passait. En rencontrant les autres historiens qui y participent, j’ai vu qu’il était possible, non pas de faire un lieu qui proposerait une écriture particulière de l’histoire, mais plutôt de créer une boîte à outils dans laquelle les enseignants – ainsi que tous les Français – pourraient puiser pour tenter de répondre à un certain nombre de grandes questions aujourd’hui fondamentales, comme l’identité, ce qu’est la France, ce que l’on a en commun, ce que recouvre l’idée d’histoire, ce que recouvre le mot « France », etc.
J’ai ainsi découvert des gens très ouverts, pas du tout sectaires ni dogmatiques. C’est à partir de là que j’ai décidé de continuer. Mais je ne suis ni dévot ni béat face au pouvoir politique. Et je ne pense pas que l’on puisse suspecter Anne-Marie Thiesse, Pascal Ory, Jean-Pierre Rioux, Dominique Borde et les autres d’être des pions au service du pouvoir…
Certes, je vois bien quelles limites un tel projet peut avoir, mais l’idée est d’essayer de faire avancer les choses, de façon ouverte sur le monde, contrairement à ce qu’on entend. Par exemple, si la Maison de l’histoire de France peut aider des réalisateurs à faire des documentaires sur des sujets qu’ils n’arrivent pas à traiter parce que ceux-ci ne sont pas assez dans l’air du temps ou n’intéressent pas les circuits habituels de financement, je crois que ce sera vraiment utile.
Autre exemple : en janvier, il y aura une exposition sur la collection de plans-reliefs que les rois et empereurs faisaient réaliser pour mieux visualiser la France et ses territoires, et qui ne sont, pour certains, pas sortis des combles des Invalides depuis plus d’un siècle. Voilà un sujet qui permet aujourd’hui d’avoir une réflexion sur le paysage, sur l’espace, sur l’urbanisme, sur les frontières et le territoire.
Ces plans-reliefs sont un patrimoine d’œuvres d’art inconnu de la plupart des Français, qui permet de mener une réflexion totalement contemporaine. C’est ce type de choses qui m’intéresse dans ce projet de Maison de l’histoire de France. Et si celle-ci permet de dégager de nouveaux fonds pour ce genre d’événements, allons-y !
La Maison de l’histoire de France ne sera pas un lieu refermé sur lui-même, mais plutôt un espace permettant de se poser des questions et de se donner les moyens d’y répondre en s’aidant des archives, et surtout des compétences et des savoirs qui s’y rencontreront. Et une institution qui pourra venir en soutien à d’autres, parfois isolées, et les aider à faire connaître ce qu’elles font. S’il n’y avait pas eu ce fontionnement très moderne et ouvert, je ne m’y serais pas impliqué.»
«Il paraît qu’aux Français manquent une « identité » et aussi un rapport « sain » à leur histoire, c’est-à-dire, si l’on comprend bien, une relation fervente aux commémorations, à la continuité des événements et à leur enchaînement, un rapport tranquille à la nation et à ses évidences.
Il paraît qu’aux Français manque une Maison (!), celle de l’histoire de France… Pourtant, on le sait, la population est dotée de musées signifiants, dispose d’expositions où l’histoire est présente ; le pays, que l’on sache, honore ses morts et ses guerres, et se trouve, à juste titre, sollicité d’être sans oubli sur ce que furent ses failles ou ses victoires ; mais pourquoi donc, sur ordre gouvernemental, une Maison de l’histoire de France où serait dit le « vrai », un lieu placé au cœur même des Archives nationales à Paris, dont le rôle est d’offrir à toutes et à tous les archives de l’ensemble de notre passé ? Les Archives nationales forment un espace vivant (déjà trop resserré), animé d’un service muséal et éducatif exceptionnel, en même temps que des lieux de consultation de documents que chacune et chacun peut lire et s’approprier, car, au fond, ils leur appartiennent. Mettre là une Maison de l’histoire de France, c’est apposer autoritairement un vilain sparadrap sur un tissu vivant qui a besoin de place et non de remèdes…
Le projet lui-même est aberrant, même si très refléchi par certains spécialistes. L’histoire, beaucoup le savent à présent, est une discipline dont l’originalité consiste à être constamment interrogée, et qui ne possède pas par elle-même une vérité définitive, si ce n’est sur la place et les effets de certains événements majeurs et répertoriés. Elle cherche – c’est son devoir – à interpréter le réel qui fut à l’aune des questions que lui pose le présent. Mouvante et labile, elle se fabrique génération après génération à partir du questionnement des événements, des croyances, des imaginaires, des luttes qui existèrent. Elle se construit jour après jour par l’interprétation des désirs, des souffrances et du quotidien de classes sociales qui ont toujours eu le souci d’interroger leur présent. À l’historien d’aller sur ce chemin escarpé pour entendre les bruits d’autrefois. L’histoire de France ne peut se muséographier sur ordre du prince ; elle n’a aucune leçon définitive à délivrer – ce serait si simple. Elle n’est gardienne de rien, si ce n’est de ses surprises.
Une « Maison » de l’histoire de France fichée comme un clou au cœur des Archives nationales, fruit d’une volonté présidentielle fort idéologisée, ne sera jamais le socle d’une histoire vivante, interrogée par tous. Elle ne pourra être, quoi qu’il en soit, que le fruit d’une puissance présidentielle désirant imposer le fait que l’histoire est une chose alors qu’elle est mouvement. Elle est donc inutile et, de plus, elle coûte cher. Ne nous a-t-on pas parlé de crise et de surendettement ?»