Édouard, arrive ici…
dans l’hebdo N° 1176 Acheter ce numéro
Édouard, arrive ici, il faut que je te parle deux minutes. Tu es blafard ! Je sais que tu déambules à présent dans ta vie comme une putain dans une ville sans trottoirs, malheureux comme une voiture au fond d’un ravin. Tu me fais penser à un vieux chef de gare qui regarderait passer les trains en rêvant de les voir dérailler. Dans le Tout-Paris, c’est ta belle réputation qui dégringole, ta stature d’homme d’État qui s’écroule, ton image de romantique qui vole en éclats. Et Scarface qui se débine, se défausse, te jette en pâture aux journalistes et au bon peuple. Ça laisse songeur sur la densité de votre amitié. Es-tu sûr que ce mec est vraiment ton ami ? Je t’avais pourtant conseillé de consacrer ton génie au XVe arrondissement, avec ses vieux, ses poussettes, ses églises, ses matins calmes et ses tristes dimanches à l’heure du thé. Et de temps de temps, un petit séjour à Chamonix pour respirer l’air de la montagne, d’autres à Deauville pour l’air marin. Tu vois où ton entêtement t’a conduit ?
Je sais, une longue insomnie commence. Scarface et toi, vous n’avez jamais aimé les juges d’instruction. C’est vrai qu’avec eux toucher sa rétrocommission devient un véritable casse-tête si on ne veut pas finir à la barre. Faut se torturer l’esprit pour enfumer la police (quoique), la justice (quoique), les journalistes. C’est épuisant. Je sais, vous regrettez le bon vieux temps « des avions renifleurs ». À cette époque, toi et tes copains, vous étiez larges d’épaules, vous pompiez dans les caisses comme des sauvages, ni vu ni connu, tout le monde passait entre les gouttes. Pour sûr, quelque chose est devenu moche, quelque chose cloche dans la patrie de Bettencourt.
Édouard, n’oublie pas, il y a autant d’hommes que de grains de poussière et on ne fait que passer à toute berzingue. Avec la vie, la mort, c’est comme ça et c’est pas négociable. Tiens, ces types qui sont morts à Karachi au service de la grandeur de la France, sérieusement, on va quand même pas y passer 107 ans sur cette ridicule histoire alors que vous êtes parvenus à régler leur problème de retraite. Ce n’est quand même pas rien ! Faut avoir le courage de regarder la réalité en face et, à l’UMP, la réalité en face, c’est votre grande spécialité. Ce qui m’inquiète, c’est ta femme. Elle y croit dur comme fer à votre tour de passe-passe, votre coup de billard à trois bandes. Faut dire que tu l’avais habituée à la belle vie : « Avec lui, je n’ai jamais de crainte, il s’occupe de tout, il règle tous les problèmes. » Sincèrement, je sais pas si tu vas réussir à régler tous ses problèmes mais ça lui passera, ne t’inquiète pas. Pour les Français, par contre, je sens que ça ne passera pas et je ne suis pas très optimiste pour la suite. Tu vas avoir du mal à faire croire que tes zigzags sont à angle droit. Déjà qu’ils n’avaient pas trop aimé tes années au pouvoir, ça va faire beaucoup pour eux. Qu’est-ce que je peux te dire de plus pour t’encourager ? Je sens que tu as envie de te noyer dans une marre de 50 cm d’eau dans la forêt de Rambouillet.
Quand je songe à ta magnifique carrière au service de la banque, de l’État et du RPR, je ne peux pas m’empêcher de penser que le juge Renaud machin truc, il exagère. Il est coriace. C’est un fanatique qui se prend pour Saint-Just. C’est le genre de mec à se relever la nuit pour aller voir une photo d’Elliot Ness. Le genre de type qui se lave les dents en regardant un portrait de Robespierre droit dans les yeux. Un juge incapable de respecter tes 19 livres. Incapable de respecter tes 18,58 % de voix à une présidentielle. Quelle déprime ! Combien ça gagne un juge d’instruction ? 5 000, 6 000 euros à tout casser ? De quoi habiter en banlieue dans un petit pavillon avec une tondeuse pour le samedi matin et deux arbres pour le dimanche après-midi. Il est devenu dingue quand il a su que Marie-Josèphe avait payé en liquide – 1 million d’euros – votre deuxième petite maison de 500 m2, un an après ton échec, alors qu’elle n’a jamais travaillé de sa vie. Ou bien elle te faisait les poches…
Édouard, quand tu rencontreras le juge, tu as deux hypothèses. La première, tu fais comme ton ancien ami de trente ans. Tu lui dis que tu es frappé d’anosognosie, que tu crois te souvenir que tu t’appelles Maurice Béjart, que tu n’as jamais entendu parler de Jean de Broglie, de Robert Boulin, de Joseph Fontanet, ni de Karachi, de l’Arabie Saoudite, de Taïwan, des fonds secrets de Matignon, du RPR et de l’UMP. À partir de là, tu finiras ta vie dans une petite maison de retraite dans la Creuse. C’est pas terrible comme fin de vie, certes, je suis convaincu que tu mérites mieux.
La seconde hypothèse, beaucoup plus excitante : tu vas au rendez-vous avec tes archives secrètes, tu poses tout sur le bureau du juge et tu balances ce que tu sais. Ça va prendre au moins deux jours, alors j’espère que la greffière sera en grande forme. Ensuite, quand tu sortiras de la rue des Italiens, tu ressembleras comme deux gouttes d’eau à Robert Mitchum. Le grand avantage de cette hypothèse, c’est que tu feras une entrée fracassante dans les livres d’histoire. Je pense même qu’il peut y avoir une place pour toi au Panthéon entre Jean Moulin et Victor Hugo.
Dans quelques années, on écrira des chansons, des films, des pièces de théâtre, des romans sur ton courage et ton sens du devoir. Quant aux enfants, ils oublieront Robin des Bois, Zorro, Superman et Harry Potter, et pour des siècles et des siècles, tu seras leur héros. Bien sûr, je suis conscient qu’à ton âge c’est pas facile d’endosser le rôle du traître. Pourtant, il y a quelque chose de romanesque dans cette hypothèse qui, je l’espère, séduira ce petit grain de folie qui reste en toi de ta jeunesse. Allez, file Édouard, et si tu as besoin de mes conseils lumineux, tu peux m’écrire poste restante. Mais gaffe, oublie mon numéro de téléphone !