Escale à Shanghai

Dominique Dhombres  • 4 novembre 2011 abonné·es

Je n’étais pas retourné en Chine depuis la mort de Mao. Il a fallu que ma belle-mère meure pour que j’y remette les pieds. C’est une histoire bizarre que je vais vous raconter.
Ma belle-mère, donc, qui est japonaise, meurt. L’enterrement (entièrement ­bouddhiste, avec une pointe shintoïste cachée aux profanes, comme de juste) est fixé au mardi à 11 heures du matin. Manque de bol, le délai est extrêmement court. Ma femme était déjà sur place pour soigner sa mère malade. Je précise, comme le lecteur l’aura deviné, que ma femme est japonaise. Cela va sans dire, mais cela va encore mieux en le disant, comme disait Talleyrand. Qu’est-ce que vient faire Talleyrand dans cette affaire ? Rien.
Je veux simplement vous raconter comment je me suis retrouvé à Shanghai, le jour de la fête nationale chinoise, qui dure une semaine, alors que je n’étais plus allé en Chine depuis la mort de Mao (qu’il vive longtemps, très longtemps !). J’y suis retourné involontairement, et pas fier du tout, ah non, pas fier. Et pas content. Et même furieux, car j’ai manqué les trois quarts, voire les neuf dixièmes, des funérailles de ma belle-mère. La faute à Air France. La faute à Voltaire. Mais je m’égare, encore une fois. Cela s’appelle une digression, non ? Et puis je suis sacrément à cran. Ce n’est pas encore retombé. Si je retrouve le diable, ou la diablesse, qui m’a débarqué du vol Air France Paris-Osaka, je l’admets, je suis bien capable d’être cassant.

J’avais donc une place réservée sur Air France, vol direct Paris-Osaka. Après, c’est tout simple, je continue les yeux fermés, je prends le train rapide qui mène directement de l’aéroport international d’Osaka jusqu’à la bonne ville de Kyoto. Je dis bonne pourquoi ? C’est encore une question de langage. Le philosophe pris dans les filets du langage, c’est ma pente aussi, ou plutôt mon travers. Je deviens obscur ? Eh, lecteur ! C’est une digression, pas une promenade de santé. Il faut suivre.
L’ordinateur d’Air France, poussé par le diable probablement, me débarque donc du vol Paris-Osaka avant même que j’y sois monté. C’est du surbooking, me dit l’hôtesse à la porte d’embarquement. Gentille, l’hôtesse. Efficace, l’hôtesse. Compatissante, même. C’est la politique d’Air France pour résister à la concurrence, me dit-elle. C’est tombé sur vous ! Pas seulement ! Sur un tout jeune couple japonais assis, comme moi, sur la banquette des proscrits, des réprouvés, juste à côté de la porte d’embarquement. Ils étaient en voyage de noces à Paris. Ils s’en souviendront ! On y reviendra.

L’hôtesse me propose de passer par Shanghai. C’est pas con. Sur la carte, en tout cas. Je dois seulement rester une douzaine d’heures à Roissy. Une escale de deux heures à Shanghai, et le tour est joué. J’attrape le vol Shanghai-Osaka de China Eastern Arlines qui part aussi sec et je me retrouve – c’est sympa, non ? – à l’aéroport international d’Osaka, d’où je peux prendre le train rapide pour Kyoto, et arriver tard le lundi soir. À temps pour les funérailles de mardi à 11 heures. J’envoie un SMS à mon fils cadet, le seul capable de gérer les transmissions. Et, la nuit tombée, je m’envole pour Shanghai. Pas si vite ! Le train d’atterrissage émet des signaux suspects sur je ne sais plus quel cadran. On attend. Entre-temps, j’ai sympathisé avec le jeune couple japonais.
Nous atterrissons à Shanghai avec une heure de retard. C’est loupé pour la correspondance avec Osaka. China Eastern Arlines, partenaire d’Air France dans Skyteam (l’équipe du ciel), m’invite vivement, ainsi que le jeune couple, à passer la nuit à l’hôtel de l’aéroport international de Shanghai. Encore une hôtesse, chinoise celle-là, et aussi efficace et désolée que celle de Roissy.
Il y a un hic ! Je n’ai désormais plus aucune chance d’assister aux funérailles de ma belle-mère. J’arriverai au moins deux heures après le début de la cérémonie. Mon costume noir, ma cravate noire et ma chemise blanche sont dans ma valise, qui a suivi toutes ces péripéties avec beaucoup de constance.

Voilà comment je me retrouve à l’hôtel international de l’aéroport de Shanghai, pratiquement avec vue sur les pistes. L’hôtesse chinoise m’indique la direction de l’hôtel, me donne un bon pour un restaurant de l’aéroport, et disparaît comme dans le Voyage du singe pèlerin, que j’avais vu jadis à l’opéra de Pékin, avant la mort de Mao. Elle ne s’enfuit pas, elle se dissipe, elle s’évapore. Je comprends alors que je suis seul dans un aéroport désert : c’est la fameuse fête nationale chinoise, qui dure une semaine !
Je fais désormais équipe avec le jeune couple japonais. Soudain, à l’approche de l’hôtel, après un kilomètre de marche dans un corridor illuminé et désert (nous sommes les seuls voyageurs), j’entends un petit cri. La jeune épousée entame une série de sanglots. L’escale à Shanghai est de mauvais augure, de très mauvais augure, et pire encore selon l’horoscope qu’elle s’était fait tirer, si j’ose, avant le voyage. Sept jours, oui, pour le voyage de noces, mais pas huit ! Sinon, gare aux dégâts. Le mari sourit. Entre hommes, on affiche, bravaches, un mépris total pour ces superstitions. On est moins fiers lorsqu’on aperçoit le restaurant qui nous est alloué. Désert lui aussi. J’ai faim, le jeune couple a mieux à faire.

Dans le restaurant, comme à Moscou, jadis, quand j’y étais correspondant du Monde, le personnel adopte la fuite groupée face au client. J’exige d’être nourri. On oppose des prétextes. On me jette un plat de bœuf au gingembre. Je suggère un bol de riz en accompagnement. On rit ! Je demande de l’eau. On me l’apporte bouillante dans un verre. J’élève le ton. Un bol de riz fumant et un verre d’eau glacée arrivent aussitôt. J’apercevrai, en quittant l’établissement, l’équipe de restauration de garde au grand complet en train de festoyer dans un salon privé. J’ai peut-être privé quelqu’un ?
Je suis arrivé le lendemain à Kyoto pour la dernière étape des funérailles, après l’incinération, le recueil des os et leur disposition temporaire dans une urne. Pour le banquet final, en présence de toute ma belle-famille. Pas rasé, en tenue de voyage. Ma belle-famille était contente.

Digression
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