La dignité de Frantz Fanon
Pour le 50e anniversaire de la mort de l’essayiste engagé contre l’aliénation coloniale, un volume de ses œuvres et des ouvrages sur leur réception par le public.
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En février 1952, la revue Esprit publie le texte d’un interne en médecine qui, à la faculté de Lyon, s’oriente vers la psychiatrie. Durant son stage de quatrième année, il a observé un étrange « syndrome nord-africain » . Le nom de cet étudiant, Frantz Fanon, est évidemment inconnu du grand public. Qui ignore également que le jeune homme est noir et originaire de la Martinique, l’une des plus anciennes colonies françaises, depuis 1946 « département d’outre-mer » grâce à Aimé Césaire, le grand poète de la négritude devenu après la Libération député-maire (alors PCF) de sa capitale, Fort-de-France. Texte visionnaire, aujourd’hui « encore d’une étrange actualité » , selon le mot d’Alice Cherki dans son superbe « portrait » de celui qu’elle connut en Algérie et dont elle fut à son tour l’interne, « le Syndrome nord-africain » décrit non pas tant un mal qui frapperait les ouvriers maghrébins examinés à Lyon par le jeune docteur Fanon, que « la difficulté du soignant de la métropole à entendre, au-delà de l’éventuelle barrière de la langue, cette réduction de l’autre à un objet, et son incapacité à s’ouvrir à un véritable accueil dépassant l’irritation, le mépris et l’agressivité » .
L’article d’Esprit choque évidemment à sa sortie, en particulier ce corps médical dont il pointe « l’attitude raciste et rejetante devant un patient nord-africain qui se présente avec sa douleur (1) ». Dès ce texte, « on saisit que l’engagement de Fanon contre l’aliénation coloniale est aussi une guerre contre l’institution psychiatrique, qui déshumanise le malade » , comme le souligne la philosophe Magali Bessone : « C’est le même souci d’émancipation et de lutte pour la non-domination qui est à l’œuvre dans l’action politique et la pratique clinique de Fanon. » Le plus remarquable dans cette « interrogation sur le rejet et la chosification d’un autre, baptisé “bicot”, “bougnoule”, “raton”, “melon” » (Alice Cherki) est que le futur psychiatre n’a encore que très peu vécu en Afrique du Nord (il y passa quelques mois comme soldat pendant la Seconde Guerre mondiale) et n’y a encore jamais exercé. Nommé en 1953 médecin-chef à Blida, près d’Alger, dans l’immense et seul hôpital psychiatrique d’Algérie, il y observe les traumatismes du colonialisme sur le psychisme des Algériens dans une société sous domination française depuis 1830, ouvertement raciste. « La psychiatrie doit être politique » , dira-t-il à l’un de ses assistants, Jacques Azoulay, à Blida, alors que la doctrine de la psychiatrie de ladite « école d’Alger » pour les indigènes nord-africains s’intitule le « primitivisme », c’est-à-dire une « immaturité génétiquement fixée du développement cérébral ».
Mais l’acuité du regard de Fanon sur le racisme général dans lequel baigne l’Algérie – généralement nié ou ignoré – provient de sa propre histoire, celle d’un Noir originaire de la Martinique, une île où, comme le rappelle son biographe David Macey, demeure une « extraordinaire hiérarchie de l’épiderme » …
Alors que l’on s’apprête à célébrer le cinquantenaire de sa disparition (survenue le 6 décembre 1961), plusieurs ouvrages contribuent à remettre sous les projecteurs celui qui fut si longtemps qualifié en France de penseur d’un tiers-mondisme dépassé, de dangereux apologiste de la violence ou d’auteur anticolonial d’un autre âge. Tout d’abord, les éditions La Découverte ont eu la bonne idée de regrouper en un seul volume les quatre ouvrages de Fanon, avec une très brillante introduction de Magali Bessone. L’extraordinaire Peau noire, masques blancs avait en effet paru en 1952 aux éditions du Seuil dans une collection dirigée par Francis Jeanson (dont on sait le rôle de soutien à la Fédération de France du FLN), alors que ses trois livres postérieurs furent publiés par les éditions François Maspero, auxquelles La Découverte a succédé.
Ce beau volume permet ainsi de suivre l’évolution de la pensée et de l’engagement de Frantz Fanon, depuis son premier livre, essentiellement sur le racisme et la question de l’identité du Noir dans un monde dominé par le Blanc, jusqu’à son engagement algérien aux côtés du FLN puis en faveur de l’ensemble du tiers-monde, en particulier l’Afrique.
Or, cette évolution se comprend encore mieux grâce à la très riche biographie de David Macey, publiée simultanément avec la même illustration de couverture que le volume des œuvres, qui retrace également l’histoire des réceptions de la pensée fanonienne, non sans pointer parfois quelques turpitudes de ses traducteurs ou de certains exégètes anglo-saxons du courant des postcolonial studies.
La préface du grand historien et politiste Achille Mbembe vient elle aussi précisément expliquer les « trois âges » de Fanon, membre de cette génération qui « fit l’épreuve du désastre » , depuis la Seconde Guerre mondiale où, engagé dans la France libre, il contribua à libérer la France mais connut, amer, le racisme dans l’armée et la société françaises, jusqu’à la colonisation et « son atmosphère sanglante, sa structure asilaire, son lot de blessures » .
Le premier « âge » est celui de sa lecture, voire son adulation, par les militants anticolonialistes à travers le monde, au lendemain des premières indépendances africaines, mais aussi par des mouvements comme les Black Panthers, l’ANC sud-africaine ou certains groupes gauchistes des années 1960-1970 qui s’emparèrent des Damnés de la terre, ouvrage majeur, comme du grand « manuel de l’organisation et de la pratique révolutionnaires » . Vient ensuite le deuxième « âge », qui « correspond à l’essor des “études postcoloniales” dans le monde anglo-saxon des années 1980 » . Celui-ci, on le sait, sera quasiment ignoré en France, puis largement attaqué par certains spécialistes français de l’Afrique (comme Jean-Louis Amselle ou Jean-François Bayart).
Néanmoins, les études postcoloniales sur Fanon commencent à se développer (non sans difficulté), et il faut saluer ici l’exigeant « portait théorique » , issu d’une thèse de doctorat, du philosophe Matthieu Renault, qui analyse justement ce « déplacement » de la pensée de Fanon, « de l’anticolonialisme à la critique postcoloniale » . Enfin, de façon tout à fait originale, Achille Mbembe décèle un troisième « âge » fanonien en train de « pointer à l’horizon » , « alors que la critique postcoloniale est en voie d’essoufflement dans le monde anglo-saxon » . Dans notre « nouvelle ère, celle de la contre-insurrection » , qui puise dans les techniques des guerres coloniales, comme l’usage de la torture, l’emprisonnement sans jugement (Guantanamo) ou l’occupation militaire d’États dits indépendants, on voit de « nouveaux processus de racialisation » à l’œuvre permettant d’identifier des groupes de populations et de limiter leurs déplacements. « Comment s’étonner, dans ces conditions, que le nom de Fanon continue de s’écrire dans le présent et dans le futur ? » , conclue Achille Mbembe.
C’est en fait, au-delà du Noir et du Blanc, du colonisé et du colonisateur, l’universalité de l’homme que met sans cesse en avant l’œuvre de Fanon. Alice Cherki cite ainsi le souvenir d’un de ses condisciples du lycée Schœlcher. En 1943, à 17 ans, prêt à s’engager dans les Forces françaises libres (il sera décoré de la Croix de guerre à la fin du conflit), Fanon entend un lycéen dire que cette guerre n’est pas la leur et que « les Blancs se tirent entre eux, c’est mieux pour les Nègres » . Il réplique alors, définitif : « Chaque fois que la dignité et la liberté de l’homme sont en question, nous sommes concernés, Blancs, Noirs ou Jaunes, et chaque fois qu’elles seront menacées en quelque lieu que ce soit, je m’engagerai sans retour. » Son œuvre et sa vie montrent qu’il tint parole.