« L’ordre cannibale du monde »

Dans son dernier ouvrage, le sociologue Jean Ziegler analyse un monde où le droit à l’alimentation défendu par les Nations unies est constamment violé.

Thierry Brun  • 17 novembre 2011 abonné·es

Jean Ziegler a consacré son dernier ouvrage au scandale du siècle qu’est la mort de dizaines de millions d’hommes, de femmes et d’enfants par la faim. Selon lui, la spéculation sur les matières premières agricoles est le signe d’un capitalisme de plus en plus agressif et meurtrier.

Pourquoi parlez-vous de « destruction de masse » sur la planète à propos de la faim dans le monde ?

Jean Ziegler : Toutes les cinq secondes, un enfant en dessous de 10 ans meurt de faim, 37 000 personnes meurent de faim chaque jour et 1 milliard d’êtres humains sont gravement et en permanence sous-alimentés. Alors que nous sommes sur une planète qui déborde de richesses. Selon le rapport annuel mondial de l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), l’agriculture mondiale pourrait nourrir sans problème 12 milliards d’êtres humains. Il n’y a donc pas de fatalité. Un enfant qui meurt de faim est un enfant assassiné !

Les Nations unies veulent réduire de moitié, d’ici à 2015, le nombre de personnes souffrant de la faim. Atteindra-t-on cet objectif ?

C’est un échec total ! En 2000, les chefs d’État et de gouvernement membres des Nations unies se sont réunis à New York pour dresser la liste des huit principales tragédies qui affligent l’humanité et fixer un horizon à 2015 pour les éliminer ou les réduire de moitié, comme la faim. Ce moment de lucidité est positif, mais la réalisation de ces objectifs – le principal étant la réduction de la faim – est impossible. La faim dans le monde augmente en chiffre absolu. Dans mon travail quotidien de vice-président du comité consultatif du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, je constate que les sociétés multinationales contrôlent le secteur de l’alimentation et ont un tel pouvoir politique que, par exemple, l’exigence d’une réforme agraire essentielle en Amérique centrale n’a pas abouti.

Quelles ont été les conséquences de la crise financière ?

Les fonds spéculatifs ( hedge funds ) et les grandes banques ont migré après 2008, délaissant des marchés financiers pour s’orienter vers les marchés des matières premières, notamment agricoles.

Si l’on considère les trois aliments de base (le maïs, le riz et le blé), qui couvrent 75 % de la consommation mondiale, on constate que leurs prix ont explosé. En dix-huit mois, le prix du maïs a augmenté de 93 %, la tonne de riz est passée de 105 à 1 010 dollars, et la tonne de blé meunier a doublé depuis septembre 2010, passant à 271 euros. Cette explosion des prix dégage des profits astronomiques pour les spéculateurs, mais tue dans les bidonvilles des centaines de milliers de gens.

De plus, la spéculation provoque une autre catastrophe. En Afrique, le Programme alimentaire mondial (PAM) ne peut plus acheter suffisamment de nourriture pour l’aide d’urgence en cas de famine : comme aujourd’hui dans la corne de l’Afrique, où les fonctionnaires de l’ONU refusent chaque jour l’entrée à des centaines de familles, réfugiées de la faim, devant les 17 camps d’accueil installés dans la région. Il faudrait déférer ces spéculateurs, dont les actions aboutissent maintenant au meurtre collectif, devant un tribunal de Nuremberg, et les juger pour crime contre l’humanité.


Il existe pourtant un droit international à l’alimentation mis en place par les Nations unies…

Après la Seconde Guerre mondiale, la conscience collective européenne s’est réveillée et a permis la naissance du droit à l’alimentation dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. La FAO et le PAM, pour l’aide d’urgence, ont été créés, et une première campagne mondiale contre la faim a été lancée en 1946. Mais aujourd’hui, on assiste au triomphe des trois cavaliers de l’apocalypse : l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale.

Ce sont des organisations mercenaires, des oligarchies du capital financier globalisé, qui sont infiniment plus puissantes que la FAO et le PAM. On est donc dans la négation du droit. Je le vois bien au Conseil des droits de l’homme : les ambassadeurs américain, australien, canadien, etc. sont totalement entre les mains de Cargill, multinationale américaine de l’agroalimentaire, et des autres sociétés privées.

Cargill a contrôlé l’année dernière 26,9 % de tout le commerce du blé. Le riz est contrôlé à hauteur de 40 à 45 % par des pieuvres du négoce de matières premières comme Louis Dreyfus, Bunge, Archer Daniels Midland. Aventis, Monsanto, Pioneer et Syngenta contrôlent un tiers du marché des semences et 80 % du marché des engrais minéraux. Les aliments sont dominés par une dizaine de compagnies qui fonctionnent selon le principe de la maximalisation du profit. Nous sommes confrontés à un ordre cannibale du monde qui est habité par une violence structurelle dont les victimes sont les peuples du Sud.

Vous affirmez pourtant qu’il n’y a pas de fatalité à la destruction de dizaine de millions de personnes par la faim…

Il se passe une chose totalement ignorée des grands médias occidentaux : ce sont les insurrections paysannes. De l’Indonésie aux Philippines, en passant par le nord de la Mongolie, le nord du Sénégal et du Brésil, il y a réoccupation de la terre. Les paysans insurgés affrontent les trusts et leur milice. En 2010, selon la Banque mondiale, les hedge funds et les trusts ont accaparé 41 millions d’hectares de terre arable en Afrique. Cette paysannerie du Sud qui n’attend plus rien des gouvernements ou de l’ONU affronte ses ennemis sur le terrain.

Une autre espérance est constituée par la société civile occidentale – des organisations comme Attac, Greenpeace, des mouvements de femmes, etc. –, pour qui le massacre quotidien de la faim est le scandale de notre temps. Ces mouvements ne sont ni des partis ni des syndicats, ils ne sont pas unifiés. Ils constituent une fraternité de la nuit. Ils combattent l’obscurantisme néolibéral. Le philosophe Emmanuel Kant écrit : « L’inhumanité infligée à un autre détruit l’humanité en moi. » Cet impératif moral traverse les classes d’âge, les classes sociales, les familles philosophiques. Il prépare l’insurrection des consciences.

Aujourd’hui, nous sommes dans la phase ultime du capitalisme. Les oligarchies dominantes du capital financier globalisé agissent avec une brutalité et une arrogance inouïes. La banque d’affaires américaine Goldman Sachs vient de créer des produits financiers dérivés sur les aliments. Face à ces oligarchies, l’impuissance des États nationaux et de l’ONU est manifeste. Mais je le répète, l’espérance est réelle : la faim est faite de main d’homme, nous pouvons briser démocratiquement chacun des mécanismes qui provoquent aujourd’hui ce meurtre collectif.

Nous pouvons obtenir le désendettement des États les plus pauvres afin qu’ils puissent investir dans leur agriculture. Nous pouvons obtenir l’interdiction de la spéculation boursière sur les aliments de base. Nous pouvons interdire qu’on brûle des centaines de millions de tonnes de plantes nourricières pour en faire des agrocarburants. Nous pouvons stipuler le droit des paysans à la terre que le mouvement paysan Via Campesina veut faire reconnaître internationalement pour que les hedge funds ne puissent plus spolier les cultivateurs.

La France et la plupart des pays dominateurs sont des démocraties. Or, il n’y a pas d’impuissance en démocratie. En Europe, nous avons toutes les armes – élections, mobilisation populaire, grève générale – pour briser cet ordre cannibale du monde. L’insurrection des consciences est proche.

Idées
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