Malades ? Et puis quoi encore !
Une campagne gouvernementale dénonce la « fraude » des salariés. Une posture préélectorale et idéologique qui révèle un déni de la dégradation des conditions de travail.
dans l’hebdo N° 1178 Acheter ce numéro
«Frauder, c’est voler ! » : c’est la conclusion d’un scénario mis en place dans une campagne de communication du ministère du Budget. Lancée le 29 août pour trois semaines sur les radios généralistes, elle donne à entendre un curieux monologue imaginé par l’agence Publicis sur commande du gouvernement : celui d’un salarié très tenté par un arrêt maladie (comme s’il en pleuvait), dont il imagine « douillettement » qu’il va lui servir à « repeindre sa cuisine » . Et non pas à se remettre d’un épuisement moral ou d’un burn-out, risques qui affectent plus sûrement des millions de salariés et qui sont bien sûr absents de la campagne…
Heureusement, et grâce à l’alerte de sa conscience morale activée par les gendarmes gouvernementaux, le salarié se reprend juste à temps, comprenant que cet arrêt qu’il souhaite s’octroyer va pénaliser ses collègues de bureau et contribuer à creuser le trou de la Sécurité sociale, soit 30 milliards d’euros en 2011. Cette volte-face vise ainsi à inciter les salariés à prendre sur eux pour rétablir les comptes de l’assurance-maladie.
Cette campagne de culpabilisation a coûté près de 2 millions d’euros, et elle est régulièrement renouvelée. Elle avait été lancée sous le ministère Woerth avec le même principe : rappeler à l’ordre les malades du travail, en ignorant les alertes répétées des médecins du travail. Pourtant, une piqûre de rappel avait été lancée en juin 2009 par le principal syndicat des médecins généralistes, MG-France : « Presque 90 % des arrêts de travail sont justifiés. » Les médecins ajoutaient : « La population en France est à 95 % complètement normale : elle veut bosser, gagner sa vie et ne cherche pas à truander la Sécu, d’autant que nombre de salariés perdent de l’argent quand ils sont mis en arrêt maladie. »
Plus récemment, le Syndicat de la médecine générale a rappelé que « l’arrêt de travail est surtout une thérapeutique qui est déterminée en fonction de l’histoire de la maladie et de la situation de la personne malade : si nous n’avons plus ce moyen face à la souffrance au travail, nous aurons une augmentation significative des suicides au travail » .
La dégradation de la santé des travailleurs est signalée par les annonces quasi quotidiennes des suicides qui affectent les salariés de tous les secteurs : suicide d’une policière à Cagnes-sur-Mer, immolation d’une enseignante à Béziers, saut mortel par la fenêtre de son bureau d’une salariée de la Banque postale à Paris, pendaisons à l’Office national des forêts… Quatre cents suicides par an sont liés au travail, a relevé un rapport du Conseil économique et social, publié en 2007. Mais en 2010, sur 70 suicides déclarés à la Sécu, 21 seulement ont été reconnus.
Sur ces écarts alarmants, le gouvernement se tait, préférant s’aligner sur les positions du Medef : la fragilité des victimes est mise en avant, un argument qui ne fait que retarder la prévention pour assainir des conditions de travail délétères. Ainsi, le coût du mal-être au travail, évalué a minima à trois milliards d’euros par l’Institut national de la recherche et de la sécurité (INRS), est lié à un problème de santé publique que refuse de traiter le gouvernement. Il est supporté par la collectivité, par le biais de l’assurance-maladie, et non par les entreprises génératrices de ces risques sanitaires. Celles-ci sont soigneusement épargnées, voire systématiquement graciées, surtout en période de précampagne présidentielle.
Certes, la campagne contre la fraude consacre un spot au travail dissimulé, mais celui-ci reste muet sur le milliard d’heures supplémentaires, génératrices de risques multipliés : crises cardiaques, chutes par manque de vigilance dû à la fatigue, lombalgies, insomnies, etc. Il fait aussi l’impasse sur une fraude historique : la sous-déclaration des accidents du travail et la sous-reconnaissance des maladies professionnelles.
« La santé au travail structure la santé publique, mais elle reste comme la matière noire de l’univers, celle que l’on ne voit pas : les chiffres réels de l’atteinte aux risques par les salariés restent invisibles » , commente Alain Carré, ancien médecin du travail. « La lutte pour la déclaration des accidents du travail, rappelle-t-il, si elle est encadrée, dans des cas très précis, par des équipes syndicales dans les grandes entreprises, demeure un rapport de force en faveur du dirigeant. La volonté de camoufler ces accidents est associée à la menace de sanctionner le salarié, qui devient le plus souvent fautif de son propre accident. »
Selon le gouvernement, la facture d’un absentéisme abusif s’élèverait à près de 600 millions d’euros. « Frauder la Sécurité sociale, c’est voler ! » , a répété Nicolas Sarkozy à Bordeaux, avec la promesse d’être « sans indulgence contre les fraudeurs et les tricheurs ! » Ce slogan porteur pourrait susciter d’autres spots ministériels. Pour faire savoir, par exemple, que 7 millions de salariés ignorent qu’ils sont exposés à plus de mille produits chimiques et souvent cancérogènes.
Ainsi, sur près de 300 000 cancers annuels, l’Institut national de recherche sur le cancer évalue entre 5 et 10 % ceux attribuables au travail, soit près de 30 000 cas. De 2006 à 2010, « seuls » 1 700 cas annuels ont été reconnus, dont 90 % liés à l’amiante. Coût de cette sous-reconnaissance assumée par le régime général : près de 20 milliards d’euros.
Un autre spot pourrait indiquer qu’au premier rang des maladies professionnelles, les maladies du geste répétitif, contraint et de surcharge (TMS), ont doublé en dix ans, passant de 20 000 à 40 000 cas indemnisés. Ils restent très sous-évalués du fait des pressions exercées dans les entreprises sur les malades souvent peu informés de leurs droits.
Les choix gouvernementaux ont évacué du débat national les urgences sanitaires pour des millions de travailleurs en braquant les projecteurs sur une minorité d’absents au travail.