1929 : le krach qui changea le cours de l’histoire
dans l’hebdo N° 1182-1183 Acheter ce numéro
Il est impossible de ne pas évoquer ici le krach boursier d’octobre 1929, et la Grande Dépression qui s’ensuit aux États-Unis et en Europe. Mais il est difficile d’en parler sur le même ton que celui dont on use généralement pour les grandes affaires boursières qui ont eu lieu au cours des trois siècles précédents. L’échelle planétaire de cette crise en a fait une tragédie mondiale entraînant un chômage massif (les États-Unis comptent 13 millions de chômeurs en 1932), une misère monstrueuse (2 millions de sans-abri) et un effondrement de toutes les économies européennes, à commencer par l’Autriche et l’Allemagne, ce qui favorisera l’arrivée au pouvoir des nazis et provoquera indirectement la Seconde Guerre mondiale.
Il n’y a pas de « pittoresque » dans cette tragédie. Il n’y a pas non plus de héros faisant fortune sur un coup de génie, ou d’antihéros à l’origine à eux seuls de la crise. Nous sommes ici face à une crise systémique mettant en mouvement des milliers d’acteurs. Disons seulement que la crise s’ancre dans une croyance : celle de la croissance perpétuelle. Comme les gratte-ciel qui fleurissent dans les grandes villes américaines, les valeurs boursières pourraient croître indéfiniment jusqu’à tutoyer le ciel. 1929, c’est d’abord l’effondrement de cette illusion.
Les Américains sont persuadés que leur économie peut prospérer sans fin. « Nous vivons une nouvelle ère ! » , proclame fièrement en 1927 John Moody, le fondateur de la désormais célèbre agence de notation. Mais l’Amérique des années1920 est aussi celle des inégalités : les 10 % les plus riches détiennent 50 % des revenus. Attirés par la perspective de gains rapides, et d’autant plus faciles à obtenir que les actions peuvent s’acheter à crédit, une foule d’investisseurs issus de la classe populaire s’endette pour spéculer.
La Bourse s’envole, et le cours des actions ne cesse de grimper. On achète sans en avoir les moyens, en espérant se « récupérer », et même s’enrichir, en vendant à la hausse.
Les prêteurs et les banques ont, eux aussi, l’ambition de s’enrichir, et dans une proportion incomparablement supérieure aux particuliers. Pour cela, ils font grimper les taux d’intérêt. Croyant s’enrichir, les apprentis spéculateurs ne cessent en réalité de s’endetter. Jusqu’à ce qu’ils se prennent à douter de pouvoir un jour rembourser leur emprunt.
Le jeudi 24 octobre 1929, qui héritera de l’appellation de « jeudi noir », une masse d’investisseurs soudain paniqués vendent leurs titres en catastrophe pour éviter de subir l’effondrement des cours. Au bout de quelques heures, 12 millions de titres sont vendus, 9 milliards de dollars partent en fumée. Le mardi suivant, « mardi noir », 16 millions d’actions sont bradées. En quelques mois, les entreprises qui avaient emprunté pour investir sont dans l’incapacité de rembourser et font faillite. Les banques également, privant l’économie réelle de toute possibilité d’irrigation. C’est bientôt une apocalypse économique qui gagne l’Europe.
Les facteurs de la crise boursière sont multiples. Enivrées par une idéologie de croissance exponentielle, les banques ont prêté sans retenue, tout en créant elles-mêmes les conditions qui empêcheront ces investisseurs, et plus souvent encore ces spéculateurs, grands ou petits, de rembourser. Et cela pour « conjurer » les premiers signes de faiblesse de l’économie réelle. Ainsi, la production automobile, après un fol engouement, passe de 622 000 véhicules par an en 1926 à 416 000 en 1929. Globalement, la production industrielle a baissé de 7 % de mars à octobre 1929. Les emprunts ont plus servi à spéculer qu’à nourrir l’économie réelle. Les industriels alimentaient plutôt le capital de leurs actionnaires que les salaires. Dans leur immense majorité, ils n’ont pas suivi le précepte d’Henry Ford, qui affirmait payer suffisamment ses ouvriers pour que ceux-ci puissent acheter ses voitures.
La crise de 1929 est donc aussi, et peut-être surtout, une crise de surproduction, au sens où l’entendait Marx. C’est-à-dire de surproduction non dans l’absolu mais par rapport à un système donné qui détourne la richesse vers le capital et interdit aux salariés de pouvoir consommer.
S’il fallait tout de même citer le nom d’un personnage vertueux dans ce chaos, ce serait peut-être celui de Ferdinand Pecora. Ce Sicilien d’origine, veut être prêtre avant de s’engager dans une carrière d’avocat. C’est à lui que le président Hoover confie la commission d’enquête sur les malversations financières de l’époque. Avec cette commission, Pecora poursuit l’objectif de mettre en lumière les perversions de la finance et de faire émerger une politique de régulation financière. Ce petit fonctionnaire de gauche va choisir sa cible : Charles Mitchell, banquier vedette, patron de la City Bank.
Le duel commence le 21 février 1933, dans la pièce 301 du Sénat. En cinq jours, Ferdinand Pecora démonte toutes les fraudes de Mitchell : mise en place d’un système de bonus, fraudes fiscales… Plus tard, le banquier sera finalement acquitté. Mais Roosevelt, qui succède à Hoover à la Maison Blanche, demande à l’avocat de poursuivre ses investigations.
Pecora sera également à l’origine d’une idée reprise ensuite par deux congressistes, le sénateur Glass et le député Steagall, qui proposeront le Glass-Steagall Act, l’un des piliers de la loi Roosevelt sur les banques. Il s’agit de séparer au sein des banques les activités commerciales, purement économiques, des activités financières, le plus souvent spéculatives. Une séparation qui sera remise en cause par Ronald Reagan et qui figure aujourd’hui dans le programme socialiste…
Mais lorsque Pecora pose sa candidature pour présider l’institution de régulation de la Bourse créée par le Président, il se voit doubler par Joseph P. Kennedy. Un comble puisque celui-ci, père du futur président John Fitzgerald Kennedy, est l’un de ceux qui se sont enrichis pendant la crise. Il y en a eu ! Il avait fait fortune grâce aux machinations financières les plus douteuses…