Chick Corea et Stefano Bollani : doigtés complices

Non pas duel mais symbiose entre Chick Corea et Stefano Bollani, à Orvieto, en Italie. Exceptionnel.

Lorraine Soliman  • 15 décembre 2011 abonné·es

Rencontre au sommet pianistique : Chick Corea et Stefano Bollani croisent leurs «  digitalités  » superbes et nous donnent à entendre un live au Teatro Mancinelli (Orvieto, Italie) qui restera certainement dans la mémoire du jazz. Le duo de pianistes, s’il peut paraître un exercice étrange au premier abord, voire un brin barbare, n’en est pas moins un sous-genre à part entière que la gent jazziste affectionne depuis bien longtemps. Deux principaux écueils menacent pourtant cette formation minimaliste : la sophistication formelle excessive et la surenchère duettiste à tendance duelliste – les deux n’étant pas forcément sans rapport.

Ici, on est très loin de telles fautes de goût. Point de prise de tête, encore moins de trop-plein. Rien que du délié à vingt doigts facétieux et mieux que bien huilés, pour un dialogue de haute volée mordant à cœur joie dans les plus grands standards ( « Darn That Dream », « Nardis ») et autres traditionnels andalous ( « Tirititran » ). Sans oublier, bien entendu, de s’en prendre à soi-même à partir de compositions déjà entrées dans l’histoire ( « Armando’s Rhumba » , signée Corea) ou en train de s’y jeter ( « A Valsa da Paula » , de Bollani).

Les deux pianistes n’en sont ni l’un ni l’autre à leur premier pas de deux en noir et blanc (Chick Corea et Herbie Hancock en 1978-1980 ou Stefano Bollani et Martial Solal en 2008, par exemple). Eux-mêmes tournent ensemble depuis 2009 et affinent leur science à travers leurs doigtés complices. La partie est profondément équilibrée, sereine, même dans les moments de tension où tout pourrait basculer entre les deux voltigeurs volubiles.

Sur « Doralice » (Jobim), devant tant d’ardeur dédoublée, on se croit à deux doigts du débordement, mais il n’en est rien : les grands musiciens ont ce sens de la (dé)mesure qui permet de flirter avec tous les clichés sans jamais s’y laisser prendre. La relecture de « Jitterbug Waltz » , l’antienne de Fats Waller, le plus grand gourmand de stride[^2]
de l’histoire du jazz, ne viendra pas nous démentir. « Blues in F » clôture ce magnifique opus et donne toute la mesure de l’art des deux pianistes à faire équipage. C’est-à-dire s’écouter pour rebondir sans lourdeur à la moindre formule du camarade. Quel Orvieto mémorable !

[^2]: Le stride est une technique de jeu en vogue dans les années 1920 et 1930, où la main gauche du pianiste fait alterner une basse sur les 1er et 3e temps (temps forts) et un accord sur les 2e et 4e temps (faibles) de la mesure.

Musique
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