Europe : « Un traité visant la défaite des salariés »

Le futur traité européen, décidé sous la pression des agences de notation, défie toutes les règles démocratiques. Explications de l’économiste Nicolas Béniès.

Thierry Brun  • 15 décembre 2011 abonné·es

Le Conseil européen du 9 décembre a validé les contours d’un nouveau traité, avec l’introduction au niveau constitutionnel d’une règle d’or censée garantir le vote d’un budget public équilibré. Ce texte reprend un projet de règlement de la Commission européenne du 23 novembre.

Le principe d’une règle d’or « renforcée » d’équilibre budgétaire harmonisée au niveau européen figurait déjà dans les conclusions du sommet européen du 26 octobre, et le traité de Maastricht consacré aux déficits excessifs posait dès 1992 les fondements de la règle d’or. Mais le pacte ­franco-allemand imposé à l’Europe suit surtout le « virage politique radical » du Conseil du 9 mai 2010, selon les dirigeants de grandes organisations syndicales européennes : « Depuis cette date, le Conseil, la Commission et la BCE ont promu ou imposé des politiques d’austérité axées sur la réduction des dépenses publiques ainsi que les fameuses réformes structurelles consacrées dans le Plan de gouvernance économique et le Pacte pour l’euro plus. Le fait est que ces politiques ont échoué. »

Le couple franco-allemand relance la machine institutionnelle mais néglige les antidotes à même de répondre aux besoins économiques immédiats de la zone euro et à la lutte essentielle contre les mécanismes de spéculation.

Un nouveau traité européen verra le jour en mars, qui aboutira à une fracture dans l’Union européenne. Qu’en pensez-vous?

Nicolas Béniès : L’un des problèmes dans cette révision des traités européens est qu’il existe un vrai déficit démocratique. Rappelons que la base du nouveau traité est un accord entre Angela Merkel et Nicolas Sarkozy ; le néologisme « Merkozy » n’est pas faux : le couple franco-­allemand agit dans le cadre de la zone euro et lui impose ses vues. Il voudrait même passer par-dessus la tête des parlements nationaux pour la ratification du nouveau traité. On s’abrite derrière l’idée qu’il s’agit simplement de « toiletter » le Pacte de stabilité et de croissance et le traité de Maastricht, mais on impose une discipline budgétaire à l’ensemble des pays.

Le titre du Monde [daté du 10 décembre] est symptomatique de cette situation : « L’Europe à 27, c’est fini. » Nous sommes entrés dans un processus d’éclatement qui passe par la remise en cause des formes élémentaires de la démocratie. Consulter les parlements est dangereux dans ce contexte de crise systémique profonde du capitalisme. Le couple franco-allemand voudrait diffuser l’idée qu’une seule politique est possible, l’austérité. D’où le soutien des nouveaux gouvernements en Grèce et en Italie aux technocrates mis là pour faire la politique voulue par les opérateurs financiers. Or, l’austérité renforcée ne permettra pas de sortir de la crise.

Quelles mesures du nouveau traité mettez-vous en cause ?

Le renforcement de la discipline budgétaire, avec l’idée que le déficit structurel des États ne doit pas dépasser 0,5 % du produit intérieur brut. Alors que nous entrons en récession, cela signifie une baisse importante de l’ensemble des dépenses publiques, et donc une déstructuration de tout ce qu’il reste des services publics. Cela n’a rien à voir avec une union budgétaire qui supposerait un budget et des politiques communes mis en œuvre dans l’ensemble de la zone euro. Chaque État, chaque gouvernement devra appliquer une politique d’austérité tournée vers sa propre population, ce qui est aussi un facteur d’éclatement nourrissant les ressentiments contre l’Europe.

Pour sortir de la spirale de la crise financière, il faudrait monétiser les déficits et la dette. Réduire celle-ci suppose d’acheter les obligations antérieures, ce que fait partiellement la Banque centrale européenne (BCE). Mais elle a décidé récemment de cesser d’agir dans ce sens, a déclaré le président de la BCE, Mario Draghi, sauf dans le cas d’une discipline budgétaire plus forte.
On peut aussi monétiser les déficits, ce qui allégerait le poids des marchés financiers, pour ouvrir la porte à une politique alternative luttant contre la récession qui vient. Il faut donc revoir les statuts de la BCE. Et si la BCE ne peut agir, on peut demander à la Banque de France de le faire car elle a encore la capacité de monétiser les déficits.

Que deviennent les parlements et les peuples ? Ne doivent-ils pas être consultés par référendum, comme dans certains pays en 2005 ?

Le fait majeur, dénoncé par Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT, et par la Confédération européenne des syndicats, porte sur les conséquences des politiques d’austérité. Elles s’attaquent au plus grand nombre et visent toutes les libertés démocratiques, y compris les formes démocratiques habituelles comme la consultation des parlements. Or, celle-ci suppose une transparence qui pourrait mettre en cause l’ensemble de ces politiques d’austérité, parce qu’elles susciteraient des réactions sociales.
En fait, on ne met pas en œuvre des politiques d’austérité sans, dans le même temps, installer un État répressif. L’austérité, c’est détruire la forme sociale de l’État et s’attaquer aux mouvements sociaux pour infliger une défaite aux salariés.

Le dernier Conseil européen a-t-il résolu les problèmes immédiats de la dette et de la croissance ?

Les mesures adoptées lors du 16e sommet européen depuis 2009 – symptôme d’une crise profonde – n’apportent pas de réponse à la crise. Tout le monde est d’accord pour dire que le diagnostic est faux. La crise ne vient pas du non-respect des critères du traité de Maastricht ou du Pacte de stabilité, notamment les 3 % de déficit par rapport au produit intérieur brut. La montée des dettes souveraines est due à la crise financière qui commence en août 2007. Cette crise systémique du capitalisme s’est poursuivie, avec une réplique qui a commencé en août 2011 par la chute des marchés financiers.

On voit bien, dans le cas notamment de la Grèce, que les politiques d’austérité ne règlent pas la question de la dette. La dette et les déficits restent présents, et cela aggrave la récession : en Grèce, on enregistre un recul de 0,5 % du produit intérieur brut. Au lieu d’une relance, on inscrit les pays de la zone européenne dans le cadre d’une récession généralisée et profonde.

On voit aussi se profiler l’émergence d’une nouvelle réplique de la crise mondiale. Après la faillite de Lehmann Brothers le 15 septembre 2008, les États sont ­intervenus contre les possibilités de faillite bancaire en fournissant aux banques les liquidités dont elles avaient besoin. Mais les estimations des besoins en liquidités sont aujourd’hui dix fois supérieures !
Il n’y aura jamais assez de capitaux disponibles pour lutter contre la crise actuelle. Ce qui rend immédiates un certain nombre de revendications, portées par des économistes qui ne sont pas forcément de gauche. Par exemple, la nationalisation des banques, pour éviter que cela ne coûte trop cher demain. Il faudrait aussi créer un pôle public de financement pour orienter les capitaux vers l’industrialisation, la création d’emplois, les services publics, pour faire en sorte que les besoins sociaux soient satisfaits. Pour éviter que la nationalisation ne soit une pure et simple restructuration des banques.

Pourquoi les gouvernements ne mènent-ils pas de telles politiques ?

Les politiques d’austérité paraissent aberrantes sur le terrain économique et financier, mais il faut sortir du champ de l’économique pour les comprendre. Leur but : déstructurer, détruire l’ensemble des acquis sociaux, des services publics, pour laisser la porte ouverte à une nouvelle accumulation du capital et augmenter le profit tout en déstructurant tous les contre-pouvoirs, le mouvement des Indignés comme le mouvement syndical et politique.

Les nouvelles règles proposées dans l’Union européenne ne dessinent aucun avenir. Elles sont à courte vue et oublient totalement les enseignements de la théorie économique : l’économiste John Maynard Keynes écrivait déjà dans les années 1930, dans la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, que, quand tous les pays mènent la même politique d’austérité, c’est la dépression assurée.

On sait aussi que la monnaie unique ne peut pas résister à cette politique. Ce qui a été décidé lors du Conseil européen de décembre aura-t-il encore un sens au mois de mars prochain ? L’euro passera-t-il l’hiver ?

Monde Économie
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