La peau de castor, c’est fini !

Gestionnaires de la biodiversité mais soumis à la crise de la fourrure, les trappeurs québécois vivent la disparition de leur métier. Entre fierté et nostalgie.

Jean-Claude Renard  • 22 décembre 2011 abonné·es

Trappe. Du mot anglais trapping, signifiant piéger, capturer à l’aide d’une trappe. Un métier de solitaire passé à traquer la bête. Avec ses règles et ses lois. Au Québec, sur 23 espèces à fourrure recensées, le trappeur a le droit d’en piéger 16. Le ministère de l’Environnement et de la Faune impose ses limites, ses quotas annuels de captures, selon la superficie d’un territoire (20 captures de 5 espèces différentes en moyenne). Au trappeur d’évaluer les populations sur son territoire. À titre d’exemple, si celui-ci est peuplé de 70 familles de castors, et à raison de 6 à 8 bêtes par famille, il peut trapper un castor par famille. S’il dépasse ce chiffre, il risque un déséquilibre des espèces.

Le castor occupe un rôle de régulateur de la végétation forestière dans un pays ravagé par les coupes à blanc, qui réduisent l’espace vital de chaque bête, mais aussi un rôle de régulateur pour les autres ­animaux, l’ours, l’orignal, le pékan, la hyène, le loup, la martre ou la loutre. Tout le travail du trappeur consiste à conserver le plus longtemps possible sa colonie de castors dans un secteur, de sorte à maintenir la cohabitation de tous.
De fait, le trappeur n’est pas un chasseur. C’est un métier. Deux mondes différents, deux approches de la nature. Avec une besogne accomplie sans arme à feu. « On est là pour gérer la nature , observe Marcel Banville, âgé d’une cinquantaine d’années, installé sur une zone d’exploitation de 125 000 km2, au-dessus de La Tuque. Je sais que si je n’ai pas de lièvre sur mon territoire, je n’aurai pas de lynx. »

Entamée en octobre, la trappe se termine au mois de mars, l’hiver garantissant une fourrure de qualité, parvenue à maturité. Les fourrures sont vendues à des acquéreurs privés, aux maisons de ventes aux enchères, à l’Institut des fourrures du Canada.

Chaque trappeur possède son territoire, transmis de père en fils, au diapason d’un métier qui ne s’apprend pas dans les livres mais auprès des aînés. Faute d’héritier, le territoire est attribué selon les demandes, ou bien tiré au sort par le ministère de l’Environnement, pour un bail de neuf ans renouvelable.

Cornaqué à la nature, le trappeur, c’est peu de le dire, est loin des besoins créés par les temps modernes. « Chez nous , reprend Marcel Banville, l’écologie n’est pas un choix politique ; c’est dans nos caractères. » Au reste, face aux mouvements écologiques, les trappeurs restent sceptiques. « On a d’abord eu les associations antifourrure , rappelle Denis Beaudry, trônant sur un territoire de 175 000 km2, âgé de 65 ans, un demi-siècle de trappe derrière lui. Des associations qui n’entendaient rien à la régulation de la biodiversité. Maintenant, on pourrait travailler avec les mouvements écolos. Ce n’est pas le cas : ils ne connaissent pas le terrain, rien aux espèces, même s’ils ont de bonnes intentions. » Au Québec, précise Marcel Banville, les causes « comme Greenpeace, se préoccupent essentiellement de la pêche, des gaz de schiste, du réchauffement climatique, pas vraiment de la protection des animaux. On est seuls chargés de maintenir la biodiversité, sans aucun intérêt financier ».

S’ils n’occupent que 20 % de la Belle Province (étirée sur ­1,7 ­million de km2, avec 80 % de terres non exploitées subissant la déforestation massive), ils sont aujourd’hui 3 000 trappeurs au Québec, « deux ou trois fois moins qu’il y a vingt ans, estime Marcel Banville. C’est peu, vu la grandeur du pays, et à côté de 400 000 chasseurs ».

Le métier est tombé en désuétude. « Ce n’est plus ce que c’était. Vivre de la vente de nos fourrures, c’est fini, estime Denis Beaudry, qui participait en 2003 au film de Nicolas Vanier, le Dernier Trappeur, évoquant précisément un mode de vie à l’agonie. À mes débuts, je vendais jusqu’à 16 000 dollars de fourrures par hiver. En 2010, la même quantité de fourrure m’a rapporté à peine 4 000 dollars. Ça n’a pas de bon sens tout ça ! Même le temps des chiens de traîneaux est passé. Au quotidien, on se déplace en motoneige. »

Selon Marcel Banville, « les choses ont basculé il y a environ vingt-cinq ans. On pouvait alors espérer 110 à 120 dollars pour une fourrure de castor. Le prix actuel est de 35 dollars. Parallèlement, tout a augmenté. Entre le job et la vente, on n’arrive plus à couvrir nos frais. Pour sûr, les conditions de travail et les rémunérations ne poussent pas à la vocation » . Marcel Banville se souvient, en plaisantant à peine, que dans les années 1980, au sortir de la vente des fourrures, il pouvait s’acheter une Harley-Davidson. « Les fourrures, depuis que vous nous avez envoyé Brigitte Bardot, c’est un marché qui ne reviendra plus. Maintenant qu’on vous a rendu la monnaie de votre pièce, en vous envoyant Céline Dion, on est quittes ! Mais faut se rendre à l’évidence que la peau de castor à 120 dollars, c’est bien fini ! »

Les trappeurs se sont recyclés. « D’un métier passionnant, on en a fait un autre , reprend Denis Beaudry, né dans une famille de trappeurs depuis huit générations. Expliquer, enseigner. Ça compense les pertes financières. » Dans la région de Lanaudière, il raconte son métier dans les collèges, se fait pédagogue. Membre de l’Alliance des autochtones du Québec, il relate ses expériences dans un hôtel chic, l’Auberge du lac Taureau, installée au sein d’un parc régional classé et dont l’établissement, impliqué dans le développement durable, est précisément à l’origine du classement. Il accompagne de petits groupes pour de courts séjours d’initiation à la trappe.

Marcel Banville, quant à lui, officie en Mauricie, guide à l’hôtel Sacacomie, en bordure du lac éponyme, un établissement pareillement impliqué dans le développement durable. Issu de la tribu des Micmacs (son nom amérindien est Nishishan, « le loup »), membre de l’association des métis du Nord, gérée par les Hurons, il veille à faire connaître la culture amérindienne à travers diverses activités, comme la construction d’un village typique. « C’est un bon véhicule de savoirs, tant que c’est fait dans la tradition et non pour le tourisme. La cause amérindienne est fragile. Aux États-Unis, elle a disparu. Les peuples ont été assimilés. Ici, on a deux peuples qui vivent en totale indifférence. Les Québécois ne savent rien des Amérindiens, sinon qu’ils ne payent pas d’impôts, parce que le gouvernement a exonéré ceux qui restent au sein de leur communauté. De toute façon, ils ne paieraient pas d’impôts, ils n’ont pas d’argent ! Mais c’est un peuple chez qui le taux de suicide est cinq fois plus élevé, et les maladies infantiles quatre fois plus fréquentes. »

« Ce sont aussi des gens, reprend le trappeur, qu’on a évangélisés par la force pour les assimiler, pour qu’ils cessent leurs revendications. On enlevait encore les gens à leur famille il y a seulement cinquante ou soixante ans, comme ma grand-mère, pour leur ­imposer une langue, une autre façon de vivre. Aujourd’hui, les mentalités ont changé. On se rend compte finalement que ces peuples avaient raison de gueuler : “Foutez la paix à la terre, arrêtez de déforester !” C’est ça qu’il s’agit de défendre ! Tantôt guide, tantôt trappeur ! Moi, ce qui m’importe, c’est mon bureau. J’ai le plus beau bureau du monde ! » , conclut-il, contemplant l’étendue bleue du lac Sacacomie, cerné de forêts bruissant dans les ocres et les pourpres de l’automne.

Écologie
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