Le parquet doit-il être in dépendant ?

Le 8 décembre, les procureurs réclamaient un nouveau statut garantissant leur indépendance. Benoist Hurel est favorable à une telle réforme, qui couperait court aux pressions politiques. Pour Marie-Françoise Bechtel, elle porterait atteinte à l’unité de l’État.

Benoist Hurel  et  Marie-Françoise Bechtel  • 22 décembre 2011 abonné·es

**Benoist Hurel
Secrétaire national du Syndicat de la magistrature. **

Sous l’effet de trois paramètres convergents, les enjeux relatifs au statut du parquet se trouvent actuellement réactivés avec une intensité inédite – qui laisse bon espoir que les esprits soient enfin mûrs pour accepter une réforme devenue indispensable.

Le premier – et le plus visible – de ces paramètres est la crise d’identité que traverse le ministère public français. La position souvent partisane de certains procureurs dans des affaires retentissantes a généré dans l’opinion une crise de confiance considérable envers un parquet perçu comme « aux ordres » , simple « courroie de transmission   » des desiderata de l’exécutif. Cette défiance produit des effets au sein même de l’institution, où une majorité de procureurs viennent de signer une pétition réclamant notamment une modification de leur statut.

Le deuxième paramètre est juridique. Malgré les régressions constantes de son statut, les pouvoirs du parquet se sont considérablement développés, aggravant la confusion des pouvoirs. Ainsi, le parquet joue tantôt le rôle d’un juge d’instruction, tantôt, par le jeu des « alternatives aux poursuites » et des procédures simplifiées, celui d’une quasi-juridiction de jugement. C’est en effet plus de la moitié des affaires qui sont désormais jugées sur la base de ces procédures dites « alternatives » à l’audience pénale classique.

Le troisième paramètre nous vient du droit comparé, dont la « fonction subversive » (pour reprendre les mots de Geneviève Giudicelli) joue à plein. L’étude de l’organisation judiciaire des principales démocraties parlementaires renvoie inéluctablement à ce constat : la France est aujourd’hui le pays dans lequel le rapport entre l’importance des pouvoirs conférés au ministère public et la fragilité du statut est le plus défavorable. Les autres pays ont opéré un choix : là où le parquet possède un grand pouvoir d’atteinte aux libertés publiques, il jouit d’un statut garantissant un exercice serein de l’action publique. À l’inverse, là où le ministère public est étroitement subordonné au pouvoir exécutif, ses pouvoirs sont drastiquement limités.

Le parquet français affronte donc une crise majeure qui est autant une crise de croissance qu’une crise de légitimité. Le réformer est devenu impérieux. D’abord en mettant la carrière des parquetiers à l’abri des pressions politiques, par un alignement total des conditions de leur nomination sur celle des magistrats du siège. Ensuite, en clarifiant les rapports entre la chancellerie et les parquets, en interdisant toute instruction individuelle, pourquoi pas sous peine de sanctions disciplinaires pour ceux qui les reçoivent, les transmettent ou les émettent. Il faudra enfin donner aux substituts – et à tous ceux qui agissent sous l’autorité des procureurs – un statut plus protecteur : ce sont eux qui prennent concrètement les décisions dans les affaires dites « sensibles », et il importe de ne pas les laisser sans recours en cas de dessaisissement intempestif par leur hiérarchie.

Ce n’est qu’à ces conditions, évidemment cumulatives, que la France pourra prétendre, ayant doté son parquet de prérogatives importantes, en avoir fait une véritable « autorité judiciaire » enfin conforme aux standards européens, et non susceptible du reproche de dépendance ou même, ce qui n’est pas moins important, du soupçon de cette dépendance. 

**Marie-Françoise Bechtel
Première vice-présidente du Mouvement républicain et citoyen.**

L’indépendance de la justice est l’une des briques de l’édifice institutionnel républicain. À ce titre, et à coup de réformes constitutionnelles sur fond d’affaires et de médiatisation du sujet, les garanties apportées à la magistrature du siège ont fini par être assurées par les textes.

On est alors naturellement porté à croire qu’il devrait en être de même pour le parquet, dont les membres sont largement nommés à la discrétion du gouvernement, malgré un contrôle du Conseil supérieur de la magistrature qui n’est pas négligeable, et cela parce qu’ils constituent, contrairement aux magistrats du siège, un corps soumis au garde des Sceaux par la voie hiérarchique. Dès lors, la possibilité pour ce dernier de leur donner des instructions écrites en vue de prendre des réquisitions ou d’appliquer la loi de telle ou telle façon (l’interdiction de poursuivre n’appartenant plus au ministre depuis 1993) semble à première vue illogique et mal venue.
On peut pourtant penser qu’introduire une symétrie entre le siège, qui juge et doit juger en toute indépendance, et le parquet, qui est le porte-parole du gouvernement, serait une fausse fenêtre.

D’abord parce que cette symétrie ouvre en fait la voie à la procédure accusatoire de type anglo-saxon, c’est-à-dire une justice aux mains des avocats, profondément inégalitaire, où le « renard libre dans le poulailler libre » peut s’en donner à cœur joie. Un parquet indépendant suppose une égalité des parties devant le prétoire, et l’on sait ce qu’est cette « égalité » dans les faits.

Ensuite parce que, dans la tradition républicaine, il faut assurer une égale application de la loi pénale sur tout le territoire. Créer des fiefs dans lesquels le procureur de Douai, par exemple, préconiserait en matière de répression de telle catégorie d’actes criminels des peines plus douces ou plus sévères que ne le ferait celui de Rennes ou d’Aix-en-Provence est contraire à notre vision d’une égalité qui doit s’appliquer à tout le territoire de la République. Le garde des Sceaux doit pouvoir s’assurer que les instructions générales qu’il donne pour l’application de la loi pénale sont suivies. Le problème – et l’actualité le montre abondamment – est celui des instructions particulières qu’il donne.

Il faut donc trouver les moyens de mettre fin à l’opacité. Faire en sorte que le garde des Sceaux, membre d’une majorité plus ou moins regardante sur les moyens de protéger ses amis, soit tenu de rendre compte des instructions qu’il donne dans tous les cas individuels.

Il serait dangereux, pour arriver à ce résultat, de créer des pouvoirs autonomes et séparés, nécessairement tentés de mener leur propre politique – quand ce n’est pas leur propre promotion. Il serait bien plus opportun de prévoir que les commissions compétentes du Parlement (où siège l’opposition) soient destinataires à intervalles réguliers de l’ensemble de ces instructions, qu’elles puissent exiger du garde des Sceaux qu’il les lui communique, notamment dans toute affaire sensible ; en bref, que le monde judiciaire ne soit pas laissé à lui-même.

La séparation des pouvoirs doit pouvoir être assurée sans qu’il soit porté atteinte à l’unité de l’État – à ne pas confondre avec le gouvernement –, car c’est cette unité qui garantit que la justice est bien rendue pour tous au nom du peuple français.

Clivages
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