ANC : un siècle de luttes terni par le pouvoir
Le Congrès national sud-africain, le parti de Nelson Mandela, célèbre ses cent ans, vingt ans après la fin de l’apartheid. Mais la corruption des élites politiques noires et la persistance d’une grande pauvreté pour une partie importante de la population témoignent d’un bilan décevant.
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Pour un nombre croissant de citoyens sud-africains, l’ANC a perdu le sens moral qui guidait Nelson Mandela. Parmi beaucoup d’autres, Desmond Tutu l’a crûment exprimé : à la suite des tergiversations qui avaient empêché le dalaï-lama d’assister à son 80e anniversaire, il avait explosé : « Monsieur Zuma, vous et votre gouvernement, vous ne me représentez pas. Vous ne représentez que vos intérêts […]. Ce gouvernement est pire que celui de l’apartheid, au moins nous n’en attendions rien d’autre. »
Emporté par sa colère, l’archevêque oublie que l’Afrique du Sud de l’ANC n’est pas totalitaire. Face au parti dominant subsistent une presse relativement libre, des contrepoids institutionnels (notamment le Public Protector, un « Défenseur des droits » doté de plus de pouvoirs qu’en France), une société civile dynamique et une opposition en pleine transformation. Pour autant, au vu de l’histoire de l’ANC et de ses luttes héroïques contre l’apartheid, il est évident que l’évolution des élites politiques actuelles est très décevante.
Le 8 janvier 1912, à Mangaung, près de Bloemfontein, 23 délégués se réunissent pour créer le South African Native National Congress, rebaptisé African National Congress (ANC) en 1923. Ils représentent un petit groupe d’Africains instruits et de chefs traditionnels. Le 8 janvier 2012, au même endroit, ont débuté les célébrations de l’ANC, dans un faste que beaucoup jugent inconvenant, compte tenu des difficultés dans lesquelles se débat la majorité de la population.
Les fondateurs de l’ANC étaient unis par leur opposition au South Africa Act de 1910, qui posait les bases de la reconstruction de l’Afrique du Sud après la guerre anglo-boer (1899-1901). Par cette loi, le Parlement britannique accordait une large autonomie au gouvernement sud-africain et entérinait la marginalisation politique des Noirs. Dans les années qui suivent, l’ANC adopte, pour protester contre les mesures ségrégationnistes, une stratégie légaliste fondée sur la croyance que le droit et la justice, garantis par la couronne britannique, l’emporteront.
Au début des années 1940, un groupe de jeunes militants (Nelson Mandela, Walter Sisulu, Oliver Tambo), réunis dans la Ligue de jeunesse (Ancyl), propose de durcir l’action et de recourir aux grèves et à la désobéissance civile. Après la victoire du Parti national en 1948 et la mise en œuvre de l’apartheid, des « campagnes de défiance » se succèdent et, en 1955, l’ANC adopte une Charte de la liberté qui demeure sa référence idéologique.
Mais l’opposition à l’apartheid se heurte à une répression de plus en plus brutale. Une manifestation contre les passes (documents d’identité imposés par le régime pour limiter et contrôler les déplacements des Noirs), organisée à Sharpeville en 1960, est noyée dans le sang. L’ANC et une organisation qui s’en était séparée, le Panafricanist Congress, sont interdits, leurs dirigeants emprisonnés. En 1961, le passage à la lutte armée est décidé, accompagné de la création de l’Umkhonto we Sizwe (le Fer de lance de la nation). Mais le parti est désorganisé : il lui faudra des années pour se reconstituer en exil.
Après 1975, et l’indépendance du Mozambique, les actions militaires s’ajoutent aux protestations internes, celles des élèves de Soweto en 1976, puis des syndicats Cosatu, enfin du Front démocratique uni (UDF) créé en 1983. En dépit de l’État d’urgence, il devint impossible pour le gouvernement d’endiguer le mouvement populaire : il doit accepter de relâcher les dirigeants condamnés en 1963 et de négocier avec l’ANC. En 1994, les premières élections au suffrage universel portent Nelson Mandela à la présidence de la République.
Cette saga fonde toujours la légitimité historique de l’ANC. Pourtant, elle peine de plus en plus à masquer le fait qu’il n’est plus qu’un instrument politique d’accession au pouvoir économique, contrôlé par une minorité.
En 1994, les politiques du nouveau gouvernement visaient l’effacement des inégalités par l’intervention étatique. En 1996, elles sont revues pour accélérer la réinsertion de l’Afrique du Sud dans le marché mondial et prennent un tournant néolibéral. Sont aussi adoptées des mesures favorisant l’accession des Noirs au pouvoir économique (Black Economic Empowerment) et stimulant le développement d’une nouvelle bourgeoisie.
Beaucoup a été accompli depuis 1994 en termes de logements, d’adduction d’eau, d’accès à l’électricité, de création de centres de santé, mais ces progrès n’ont pas été suffisants pour permettre un véritable rattrapage social. Si une minorité de Noirs ont connu une amélioration de leur situation, la majorité vivent toujours dans une grande pauvreté. Les plus démunis sont les premières victimes d’une criminalité que rien ne semble pouvoir endiguer.
Dans cette situation, l’ANC se révèle de plus en plus divisée. En 2007, une coalition emmenée par Jacob Zuma a fait tomber le président Thabo Mbeki, qui a démissionné avant la fin de son mandat.
Élu en 2009, Zuma n’a pas changé les orientations (sauf en ce qui concerne la lutte contre le sida) et n’a pu maintenir la cohésion de l’alliance qui l’avait soutenu. Face à la montée des mécontentements et à une vive opposition interne, il est tenté de répondre par un contrôle accru de la police et de la justice, la restriction de la liberté de la presse, et cherche des solutions auprès du Parti communiste chinois.
Face à lui, se dresse la Ligue de la jeunesse, emmenée par Julius Malema, un des principaux soutiens de Zuma en 2007-2009. Celle-ci préconise la nationalisation des mines et la confiscation des terres. Derrière Malema, se profile ainsi une nouvelle classe dont les membres se sont enrichis grâce à un détournement du Black Economic Empowerment, qui leur a permis de manipuler les procédures d’attribution des marchés publics. Leur revendication d’une nationalisation plus poussée de l’économie repose sur le pari que, à partir du contrôle du parti et de l’État, il leur sera possible de siphonner mieux encore les ressources du pays.
Malema tente de faire croire que sa faction défendra mieux les intérêts du peuple et ceux de la jeunesse (plus de la moitié des Noirs entre 15 et 24 ans sont sans travail) : démagogue alternant béret noir des « révolutionnaires » et costumes de grands couturiers, il exploite le désenchantement des jeunes et la corruption du régime.
Le programme et le coût du centenaire de l’ANC confirment la propension au « bling-bling » de l’actuelle direction du parti (Malema compris), dont le goût pour les fêtes somptueuses, au cours desquelles se pratique parfois le nyotaimori japonais (présentation de sushis sur le corps d’une femme légèrement vêtue), choque de plus en plus.
Au sein de l’ANC, certains tentent quand même de faire prévaloir une politique axée sur l’amélioration des conditions de vie des pauvres et la création d’emplois : le Programme de développement jusqu’en 2030 présenté par la Commission de planification nationale. L’Alliance démocratique (DA) essaye de transformer son image de parti blanc en promouvant de jeunes Noirs, comme Lindiwe Mazibuko, récemment élue à la tête de son groupe parlementaire, devenue la première Leader of the Opposition noire. Ni les cerveaux de la Commission de planification nationale ni les dirigeants de la DA n’entendent revenir sur les orientations néolibérales, mais ils présentent des solutions de rechange à la poursuite de la mise en coupe réglée de l’État.
Cent ans après la fondation de l’ANC, ce sont les Sud-Africains nés après 1990 qui décideront : plus de 40 % de la population a moins de 20 ans, et 3 millions d’électeurs voteront pour la première fois en 2014.