Annick Coupé : « L’intellectuel collectif »
Alors secrétaire générale de SUD-PTT, Annick Coupé avait rencontré Pierre Bourdieu pendant les grèves de 1995 et l’a côtoyé ensuite de nombreuses fois dans des réunions militantes.
dans l’hebdo N° 1186 Acheter ce numéro
Actuellement porte-parole de l’Union syndicale Solidaires, Annick Coupé revient sur la manière dont Pierre Bourdieu a collaboré avec le mouvement social dans les années 1995-2000. Un apport qui manque cruellement aujourd’hui.
Quelles sont les circonstances exactes de votre rencontre avec Pierre Bourdieu ?
Annick Coupé : Je l’ai rencontré pendant les grèves de novembre-décembre 1995, lors d’un meeting dans une salle près de la gare de Lyon. Représentante de SUD-PTT, j’étais là pour intervenir, tout comme lui, au titre de l’appel des intellectuels en soutien au mouvement. Nous avons échangé quelques mots. Malgré sa notoriété, il était relativement timide, plutôt en retrait.
Nous avons vraiment fait connaissance quelques mois plus tard, à l’occasion de l’Appel des états généraux du mouvement social. L’idée était de créer un espace de rencontre et de réflexion entre syndicalistes engagés dans le mouvement de novembre-décembre, militants du mouvement associatif et chercheurs. Une grande réunion, en juin 1996, a rassemblé plusieurs centaines de personnes.
Ensuite, a été lancé le projet d’appel Pour un mouvement social européen (publié début 2000), sur lequel nous avons travaillé ensemble.
Nous nous sommes beaucoup côtoyés dans ces années-là. Bourdieu était curieux envers le syndicalisme que je représentais, qui mélangeait classicisme et ouverture sur les mouvements sociaux, et lui-même était très intéressé par le mouvement des chômeurs, des sans-papiers…
Aux conférences européennes où il était invité, il faisait intervenir des représentants des mouvements sociaux, des syndicalistes. J’ai participé à des réunions européennes avec lui en Grèce, en Suisse, en Allemagne, etc. Cela a été l’occasion de contacts moins formalisés, plus personnels.
**On a beaucoup dit que Pierre Bourdieu venait « expliquer le monde » au mouvement social, qu’il était dans une position de surplomb…
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Je n’ai pas du tout cette vision-là. Quand il est venu dans les luttes, c’était en soutien. Il avait beaucoup de curiosité, au sens interrogation/confrontation. S’il n’était pas tendre vis-à-vis des syndicats classiques, il avait aussi un point de vue critique sur nous. Par exemple, sur la question de la délégation des pouvoirs, ou celle du porte-parolat, il m’interrogeait beaucoup, alors que nous n’avions pas trouvé la solution idéale. À propos des salariés précaires, par exemple, il me demandait : « Pourquoi ton organisation ne crée-t-elle pas un syndicat des journalistes précaires ? » Cela renvoyait à sa propre réflexion, au fait que les journalistes ont de moins en moins de pouvoir, et en quoi le statut de précaires joue sur l’information. Je répondais qu’une bonne idée ne suffit pas à la structuration syndicale. Bref, nous discutions.
Je ne l’ai jamais entendu dire : « Vous devez faire ci, vous devez vous organiser comme ça… » Il ne prétendait pas avoir les réponses avant les mouvements sociaux. Mais il se réservait la possibilité, assez forte, parfois rude, de pousser ses interlocuteurs dans leurs retranchements. Je n’ai jamais été dans une relation de maître à penser par rapport à lui.
Vous n’avez jamais été impressionnée par lui ?
Non. Je l’ai tutoyé au bout de cinq minutes, comme je le fais habituellement au cours des réunions militantes. Je me suis rendu compte après que les universitaires qui travaillaient au quotidien avec lui le vouvoyaient. Je n’étais pas dans un rapport de déférence par rapport à lui, et lui n’était pas le gourou des mouvements sociaux.
Ensuite, il m’a impressionnée, mais pour d’autres raisons, en particulier sa capacité de travail. Quand nous étions à Athènes, il était énormément sollicité par la presse, alors que notre programme était extrêmement chargé. Nous étions lessivés mais lui était encore là, à répondre, à intervenir…
Je pense qu’il considérait que son apport était de permettre aux mouvements sociaux de se confronter à ce qu’il pouvait leur renvoyer, et de pousser leur réflexion. Les faire progresser non en leur donnant une vérité toute faite de l’extérieur, mais en les obligeant à réfléchir, en particulier sur eux-mêmes.
En quoi ses idées pouvaient-elles être utiles ?
Lors de son intervention au meeting de la gare de Lyon, Pierre Bourdieu a dit que ce mouvement représentait la première grève contre la mondialisation, contre le libéralisme. Cela apparaît évident aujourd’hui mais, à l’époque, ce n’était pas le cas. Cette idée ne donnait pas une méthode de lutte mais un éclairage. Il y avait aussi sa réflexion sur les services publics, les biens communs, ou l’opération de déconstruction des dominations – l’œuvre historique de Bourdieu d’un point de vue sociologique. Tout cela est utile aux mouvements sociaux.
J’avais personnellement été frappée par son idée que le libéralisme induisait une dépolitisation, et que cela jouait sur le champ politique. D’où la nécessité de repolitiser, avec une vision très critique sur les partis de gauche et aussi d’extrême gauche.
Envisager un mouvement social européen était précurseur. Pour lui, c’était fondamental. Il pensait que l’Europe pouvait être un espace de résistance à l’ordre néolibéral, si on construisait un espace politique commun, des références politiques, sociales, culturelles communes. Nous avions discuté, par exemple, de l’idée d’une université sociale européenne, en incluant la question de la langue, puisqu’il voyait que les syndicalistes, souvent, ne parlent que la leur. Cette idée du mouvement social européen annonçait celles du Forum social européen, de l’altermondialisme…
Est-ce qu’il y a un héritage de ce travail ?
On a retrouvé des moments de convergence pendant la lutte contre le CPE en 2006, ou pendant les mouvements sur les retraites en 2010. Ces mobilisations avaient des enjeux précis, mais elles portaient aussi des thèmes plus larges. Une fois que ces mouvements sont passés, il est difficile de faire revivre des convergences. Nous sommes aujourd’hui en difficulté. On aurait besoin de recréer des espaces de réflexion commune entre les intellectuels et les acteurs du mouvement social. Cela existe sur des thématiques mais pas d’un point de vue global. Bourdieu utilisait la notion d’ « intellectuel collectif » . C’est ce qui nous manque.