De la culture générale à Sciences-Po ?

La direction de l’Institut d’études politiques (IEP) a décidé de supprimer l’épreuve écrite de culture générale à son concours d’entrée. Selon Laurent Bouvet, cette mesure nuira à la diversité sociale, tandis qu’André Gunthert estime que le capital culturel s’efface de toute façon derrière le capital social et économique.

Politis.fr  • 26 janvier 2012 abonné·es

Laurent Bouvet

Professeur de sciences politiques (Versailles-Saint-Quentin) et de philosophie (Sciences-Po), il vient de publier le Sens du peuple. La gauche, la démocratie, le populisme (Gallimard).

«Je déplore la suppression de la culture générale au concours d’entrée à Sciences-Po pour deux ­raisons principalement.
La première, d’une façon générale, est que la culture générale – j’en suis convaincu – est une matière indispensable dans tout concours et dans toute formation à l’université. Ce n’est d’ailleurs pas seulement une matière de concours, c’est un élément-clé de l’ouverture d’esprit et de la manière de réfléchir de tout étudiant. C’est essentiel.

La seconde, concernant plus précisément la situation de Sciences-Po, est que je ne crois pas que la culture générale soit discriminante, comme le dit la direction de Sciences-Po. Je pense au contraire que, pour des étudiants venant de milieux où, effectivement, on ne dispose pas forcément du capital social ou culturel classique des fils de professeurs ou de la haute bourgeoisie, c’est une matière qui permet justement de se rattraper et de faire un effort par rapport à ce qui ne leur a pas été donné dans leur éducation.

Je pense en outre que la culture générale est beaucoup moins discriminante que les langues étrangères, contrairement à l’argument avancé pour justifier la suppression de cette épreuve. La vraie discrimination, dans un concours, c’est celle des langues étrangères ! Ce sont les enfants des cadres supérieurs et des enseignants, que leurs parents envoient à l’étranger, chez des amis ou dans des familles de correspondants, faire des séjours linguistiques, qui sont les plus favorisés dans ces épreuves. À Sciences-Po, on dit à ce propos que les enfants d’immigrés disposent des langues étrangères de leur famille d’origine, mais c’est un faux argument : ce n’est pas parce qu’un jeune parle wolof ou kabyle à la maison qu’il aura un avantage dans les langues étrangères au concours !

Au final, je crois que cette mesure (qui vient à la suite d’autres évolutions dans la politique de Sciences-Po, notamment avec les conventions ZEP) vise l’ouverture à une diversité non pas sociale mais ethno-raciale. C’est une ouverture qui ne veut pas vraiment dire son nom, qui sert de cache-sexe pour garantir à Sciences-Po la reproduction des élites et de la bourgeoisie. Non plus uniquement la bourgeoisie française, comme c’était le cas jusqu’ici, mais aussi la bourgeoisie internationale, en raison de l’augmentation du prix des études. On se donne simplement un supplément d’âme en ouvrant une petite porte sur le côté et en allant chercher une diversité qui est la seule acceptable pour la bourgeoisie, c’est-à-dire une diversité un peu « exotique ».

Quant à l’argument disant que juger la culture générale au concours d’entrée à Sciences-Po et non pas durant l’enseignement est discriminant, je répondrai que c’est au lycée de faire son travail en matière de culture générale.
C’est un problème plus large : à force de dire que la culture générale est une mauvaise manière que l’on fait aux enfants des milieux défavorisés, on n’aide jamais ces derniers à sortir d’une culture technicienne, d’une culture de baccalauréat professionnel, d’une culture où on supprime la philosophie, où on réduit les horaires d’histoire, de français, de philosophie, etc. Voilà le vrai problème.

Sciences-Po poursuit la politique de l’Éducation nationale par d’autres moyens. Je pense qu’il faut au contraire maintenir des épreuves de ce type pour inciter à la réforme en ce sens de l’enseignement secondaire.»


André Gunthert

Enseignant-chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales.

«Il faudrait savoir d’abord s’il y a vraiment une raison à cette polémique puisqu’il semble que, du côté des responsables de Sciences-Po, cette modification du concours d’entrée – et non de sortie – est due essentiellement à des problèmes d’emploi du temps. Cela ne semble pas une volonté délibérée de favoriser telle ou telle catégorie de candidats. Ils ont conservé l’épreuve d’histoire, dont on peut convenir qu’elle représente une partie fondamentale de la culture générale, et une épreuve de culture générale à l’oral. Mais c’est peut-être ce qui est intéressant : ce débat semble beaucoup plus un problème ­­symbolique lié au fait que Sciences-Po est l’école de formation des élites, l’antichambre de l’ENA… C’est sans doute parce que Sciences-Po est un symbole, que cette pseudo-disparition est lue de cette façon-là : les regrets viennent en grande majorité de la droite conservatrice.

Sur le fond, si on considère que la culture générale n’est pas « la » culture mais une version standardisée, scolaire, d’un savoir qui tend à annuler l’originalité et promeut un modèle prédéfini, comme c’est son rôle historique, elle a forcément un caractère discriminant et ne peut que ­favoriser les ­catégories sociales qui ­possèdent ou ont acquis très tôt ces codes, ce savoir-là. C’est bien dans cette optique que la IIIe République a créé non seulement ce qu’on appelle la culture générale mais, plus largement, l’enseignement scolaire pour faire des petits Bretons ou des petits Basques de bons Français qui devaient partager un certain nombre d’éléments de savoirs communs, une langue et une histoire.
Quand on défend la culture générale, on est dans un schéma qui est, entre autres, un schéma de classe, mais surtout dont le fonctionnement symbolique a une signification essentiellement pour les générations précédentes. La question à se poser, selon moi, est la suivante : existe-t-il encore aujourd’hui une forme de savoir qui soit universellement répandue et permette effectivement de faire subir une épreuve à n’importe qui ? Je n’en suis pas certain. Cela relève, certes, des failles du système scolaire mais aussi des dysfonctionnements ­socio-économiques français.

Quant à savoir comment des écoles doivent fabriquer leurs outils de sélection, je pense qu’il est plus logique qu’elles le fassent en ­fonction de leurs spécialités. C’est une illusion de penser que ­l’institution scolaire est capable de fabriquer un socle de culture commun doté non seulement de la même valeur symbolique mais aussi de la valeur sociale qu’avait la culture générale avant la guerre.
Si des gens ont fait l’investissement de créer ce socle commun, c’est qu’il avait une efficacité sociale et donnait des bénéfices en termes de carrière : l’instituteur incarnait l’efficacité sociale en termes de promotion de la culture générale. Tout cela n’existe plus depuis longtemps. Et il est finalement assez amusant – ou triste, comme on voudra – de voir que ceux qui craignent la perte de la culture générale sont ceux qui ont élu un président qui s’est vanté de ne pas avoir lu la Princesse de Clèves   !

On a un gouvernement qui revendique son attachement au pragmatisme et à l’économie : je crois que Sciences-Po, aujourd’hui, s’adapte à la réalité de l’évolution, d’un côté, de la culture des entrants dans ses murs mais aussi, d’autre part, du déplacement des élites, pour lesquelles cette dimension est beaucoup moins importante aujourd’hui que le capital social ou le capital économique.»

Clivages
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