« Des migrants sans solution »
Amnesty International alerte sur la situation planétaire des réfugiés, et tente une série de propositions pour faire respecter les textes internationaux. Explications de Patrick Delouvin.
dans l’hebdo N° 1186 Acheter ce numéro
L’année 2011 a battu un record : 32 912 éloignements forcés, soit le triple de 2002, a annoncé le ministre de l’Immigration, Claude Guéant, le 10 février. 2012 devrait aller plus loin encore, avec un objectif fixé à 35 000 reconduites à la frontière.
L’attribution des premiers titres de séjour a baissé de 3,6 %, ceux accordés aux nouveaux salariés étrangers de 26 %, et ceux pour « liens personnels et familiaux » de 14 %. Le nombre de naturalisations a chuté de 36 %.
Ces chiffres sont à prendre avec précaution : 30 % des expulsions correspondent à des retours « volontaires » forcés de ressortissants roumains ou bulgares qui, membres de l’Union, reviennent et font plusieurs fois l’aller-retour, rappelle la Cimade. Un autre tiers correspond à des réadmissions vers d’autres pays européens.
Réduire le nombre de titres de séjour, c’est « condamner à la précarité et à la clandestinité » des milliers de personnes, souligne l’association. Les migrants (et parmi eux les demandeurs d’asile) sans titre de séjour en France se retrouvent sans solution. C’est pourquoi Amnesty International formule « dix propositions pour sortir de l’impasse », sous-titre du livre Réfugiés, un scandale planétaire (Autrement), qu’elle publie le 18 janvier. Aucun continent ne respectant le droit d’asile, l’organisation lance une année d’action appuyée sur cet ouvrage.
Le Conseil d’État a suspendu le 12 janvier une note de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) préconisant de rejeter systématiquement certaines demandes d’asile, dont celles de personnes qui se brûlent les doigts pour échapper au fichage de leurs empreintes. Quelle est la portée de cette victoire ?
Patrick Delouvi≥ : Les décisions du Conseil d’État, habituellement, ne donnent pas plus de protection aux demandeurs d’asile. Là, nous avons été satisfaits, mais cela ne règle pas tous les problèmes pour autant, notamment les 1 500 dossiers rejetés en 2011, dont plusieurs centaines sur la base de cette note de l’Ofpra datée du 3 novembre. Le Conseil d’État voit un « doute sérieux sur sa légalité ».
Concrètement, nous espérons des changements du côté de l’examen des demandes par l’Ofpra, notamment pour les ressortissants qui sont passés d’un taux de protection de 60 % à 0 % (Soudanais, Somaliens et Érythréens). Des demandeurs d’asile vont déposer des recours à la Cour nationale du droit d’asile, d’autres à la Cour européenne des droits de l’homme.
Amnesty parle d’une « impasse ». Laquelle ?
Celle dans laquelle des réfugiés sont bloqués partout dans le monde. Les Somaliens au Kenya, les Afghans au Pakistan ou en Iran, les Irakiens en Jordanie, ou encore les Soudanais, Érythréens et Somaliens passés de Libye en Tunisie. Nous avons demandé à la France et aux autres pays d’Europe d’accepter quelques-uns de ces « doubles réfugiés » au titre de la « réinstallation », mais Nicolas Sarkozy et Claude Guéant ont refusé. Le manque de solidarité internationale génère des impasses.
L’impasse, c’est aussi la barrière que l’Union européenne essaie de se constituer en dehors de son territoire, en poussant les pays d’Afrique du Nord, la Turquie et l’Ukraine à accepter des réfugiés pour qu’ils n’entrent pas dans l’Union.
A-t-on déjà connu une telle situation ?
Les États-Unis construisant un camp pour les Haïtiens à Guantanamo, l’Australie payant les petits pays alentour pour qu’ils acceptent des réfugiés dont elle ne voulait pas… De tout temps il a fallu se bagarrer pour faire respecter les engagements internationaux. Aujourd’hui, cette nécessité se renforce du fait des « flux mixtes », quand les personnes qui fuient des violences font route avec des personnes cherchant une vie meilleure.
Majoritairement, les déplacements se font dans un sens Sud-Sud. Un chantage est fait aux pays du Sud : « Vous nous aidez à garder les réfugiés hors de nos frontières et on continue à soutenir votre développement. »
Les décisions sont prises par les représentants des 27 États membres puis transposées dans chaque pays. On entend dire : ce n’est pas nous, c’est l’Europe. Mais l’Europe, c’est nous ! Sur les procédures d’asile, les conditions d’accueil en Europe, le statut du réfugié, l’Union a adopté une série de quatre textes de 1995 à 2004. Des modifications prévues pour 2009 allaient dans le bon sens, mais la France et l’Allemagne les ont jugées trop protectrices pour les réfugiés.
Le ministre de l’Intérieur français a déclaré que nous étions les plus généreux d’Europe. La France reçoit bien sûr plus de demandeurs que le Luxembourg, mais, par rapport au nombre d’habitants, nous n’arrivons qu’en dixième ou douzième position. Les pays de l’Union se protègent contre les réfugiés plutôt que de les protéger.
Vous distinguez les migrants des demandeurs d’asile, qui ne relèvent pas des mêmes textes. Mais, si le droit d’asile venait à être respecté, qu’adviendrait-il des autres, perçus comme moins « légitimes » ?
Amnesty mène un certain nombre d’actions dans le monde pour la protection de tous les migrants. Mais nous sommes plus experts sur les réfugiés. Cette année, nous avons voulu donner un coup de projecteur sur les demandeurs d’asile car ils présentent une spécificité.
Remarquons d’abord, toutefois, que, parmi les déboutés, nombre d’entre eux auraient dû obtenir le statut de réfugié. Ensuite, et même s’il y a des problèmes de budgets, quand on voit la manière dont la France refuse d’accueillir des réfugiés soudanais reconnus par le HCR en Libye, on imagine le sort qu’elle réserve aux autres migrants… La France accueille 10 000 réfugiés par an. On ne peut donc pas dire que toutes les demandes sont rejetées. Mais la politique actuelle cherche à réduire la protection des réfugiés dans leur ensemble.
La population vous paraît-elle mal informée sur ces questions ?
Oui, on entend trop souvent dire que les migrants sont des fraudeurs. Quand on parvient à leur donner la parole, à les faire raconter leur histoire, on arrive à infléchir l’opinion. C’est ainsi qu’on a vu émerger des solidarités, comme le Réseau éducation sans frontières. Mais cela demeure marginal face à la communication d’État. La presse embraie trop vite sur les discours officiels. Le temps qu’on réagisse, le mal est fait…
Y a-t-il un paradoxe entre l’ouverture des frontières européennes et l’enfermement maximum ?
L’ouverture des frontières internes à l’Europe s’est accompagnée d’un durcissement des contrôles aux frontières externes. La France exporte ainsi son manque de solidarité dans des pays d’Afrique jusque-là accueillants, comme le Maroc ou la Mauritanie, auxquels elle impose ses modes de contrôle.
Vos dix propositions sont-elles réalistes, réalisables ?
Absolument. Elles se fondent sur le respect des engagements de la communauté internationale : la Convention des droits de l’homme, la Convention de Genève de 1951… Celle-ci ne dispose malheureusement pas d’instance de contrôle indépendante. Le HCR fait ce qu’il peut, mais il y a un vrai manque pour faire respecter ce texte. Face à des gens qui, après tout ce qu’ils ont vécu pour quitter leur pays et arriver en Europe, en viennent à se brûler les empreintes des doigts au fer, on sort en France une circulaire pour limiter la fraude ! C’est dire si on atteint une volonté de dissuasion irrationnelle…