Fukushima, encore quarante ans

Les réacteurs accidentés semblent désormais sous contrôle, mais il faudra des décennies pour résorber les dégâts et nettoyer les zones contaminées. L’avenir du nucléaire nippon est remis en question.

Patrick Piro  • 5 janvier 2012 abonné·es

Quinze jours avant le réveillon, les autorités japonaises se sont octroyé un petit cadeau : un communiqué satisfait qui décrétait l’accident de Fukushima techniquement « terminé ». C’est-à-dire que, dans les trois réacteurs où le combustible a fondu, la température est stabilisée depuis quelques semaines en dessous de 100 °C, inférieure au point d’ébullition de l’eau de refroidissement. Les risques de surchauffe sont réduits et les émissions radioactives en principe « sous contrôle ». Les réacteurs ont donc été déclarés en situation « d’arrêt à froid » .

Une métaphore hardie : ce terme est réservé à des réacteurs en état de fonctionner, dont on peut évacuer le combustible. À Fukushima, la complexité de l’accident est telle que les autorités prévoient qu’il faudra peut-être vingt ans, voire plus, pour extraire la totalité du corium, ce magma radioactif formé par le combustible et les structures qui ont fondu à l’intérieur des trois cuves. Les robots capables de mener ce chantier inaccessible aux humains sont encore à inventer.

L’état même du corium est une inconnue, et le restera pendant une diazaine d’années peut-être, pour des raisons identiques. Les scientifiques s’en remettent à des calculs pour l’estimer. Leur scénario « le plus défavorable », aux dernières nouvelles : le combustible du réacteur n° 1, le plus endommagé, aurait intégralement fondu et transpercé le fond de la cuve du réacteur ; puis creusé le béton de l’enceinte de confinement qui la contient, jusqu’à 37 cm de l’ultime barrière – le radier de béton du bâtiment, d’une épaisseur de 7,6 mètres. Les risques d’une évasion du corium dans le sol, menaçant la nappe phréatique d’une contamination dramatique, semblent donc peu probables. Quant au démantèlement complet du site, les autorités japonaises l’envisagent désormais à l’horizon d’une quarantaine d’années – elles évoquaient trente ans il y a peu encore.

Dans le même temps, l’opérateur Tepco et l’État sont de plus en plus fragilisés par les révélations qui s’accumulent. Fin décembre, un groupe d’experts officiels rendait un rapport d’étape aux conclusions peu amènes, dont la version définitive est attendue cet été. Le gouvernement a dissimulé à la population la réalité de la crise nucléaire à ses débuts, tardant à l’informer de la gravité de la situation (notamment sur la fusion des cœurs) et à évacuer les localités contaminées. Tepco est aussi très durement épinglée. Ses équipes n’étaient pas préparées à un accident de perte totale de l’alimentation électrique, pourtant envisagée. Ensuite, l’opérateur a aggravé la fusion du combustible et la pollution radioactive en retardant des opérations de relâchement de la pression ou d’injection d’eau à l’intérieur des réacteurs [^2].

De plus, la thèse de la fatalité, défendue depuis le début par Tepco, tient de moins en moins : des projections avaient bel et bien démontré la possibilité d’une vague de 14 mètres de hauteur déferlant sur la centrale [^3], qui n’était protégée que par une digue de 5,7 mètres de haut, car l’opérateur considérait comme négligeable la probabilité d’occurrence d’un tsunami hors norme.
Une autre reconstitution des faits, très lourde de conséquences, commence à émerger du dépouillement des données : c’est le séisme, et non pas la vague, qui aurait mis hors d’état le système de refroidissement de la centrale, engageant la fusion des cœurs. Auquel cas la démonstration serait faite que les protections parasismiques de Fukushima étaient insuffisamment dimensionnées, conclusion susceptible de s’étendre à toutes les centrales japonaises. L’adoption de normes de sûreté renforcées occasionnerait alors des coûts astronomiques, en travaux et en années d’interruption de fonctionnement [^4].

Il se pourrait bien que le pays n’ait pas à en arriver à cette extrémité. Car il vit actuellement en régime d’abstinence nucléaire forcée : sur les 54 réacteurs que comptait son parc avant la catastrophe, seuls 6 fonctionnaient encore début janvier ; et ils pourraient être tous arrêtés dès avril prochain.
La réglementation japonaise prévoit en effet un arrêt de maintenance pour chaque réacteur tous les treize mois environ. Aucun de ceux qui y ont été soumis n’a repris du service depuis dix mois : en plus des opérations de routine, ils doivent subir de longs tests pour évaluer leur résistance à un événement de type Fukushima, mais, surtout, les autorités locales, souveraines en la matière, ne leur délivrent plus de visa de redémarrage. La défiance envers les opérateurs et le gouvernement est à son comble.

Par ailleurs, la situation des quelque 160 000 « réfugiés de Fukushima » est toujours extrêmement précaire. Le gouvernement prépare des retours au compte-gouttes, après avoir revu totalement le zonage des lieux. Après l’accident, les consignes d’évacuation avaient été établies en fonction de la distance des habitations à la centrale. Une gestion très critiquée : les vents et les précipitations ont dessiné une carte de ­contamination sans rapport avec cette géométrie administrative.

Pour rendre à nouveau « habitables » les zones contaminées, le gouvernement prévoit le long et très coûteux « nettoyage » par morceaux d’une aire de quelque 2 400 km2, grande comme la moitié du département des Yvelines. Il faudra raser les arbres, évacuer une couche de plusieurs centimètres de sol, etc. : une table rase qui laissera la région sinistrée, et dont l’efficacité n’est pas garantie.
Pour des dizaines de milliers d’habitants, issus de la bande la plus contaminée (au nord-ouest de la centrale), le retour sera tout bonnement impossible avant plusieurs décennies…

Fin 2011, les réfugiés, dans leur majorité, attendaient toujours l’indemnisation promise par Tepco, d’environ 350 000 euros par personne déplacée. L’entreprise se trouve aujourd’hui dans une situation critique, tenue de débourser des dizaines de milliards d’euros à court terme – dédommagements, travaux sur le site… Elle a déjà sollicité l’aide des pouvoirs publics à plusieurs reprises pour faire face à ses échéances. Au point que l’État envisage aujourd’hui une injection de capital de 13 milliards d’euros d’ici à juin 2012, date à laquelle une assemblée générale de Tepco se prononcera.
Alors que le cours de son action a chuté de 90 % depuis l’accident, cette manne représenterait les deux tiers de sa valeur en bourse. Premier opérateur de service du pays, Tepco consentirait alors à une nationalisation de fait.

[^2]: Certains commentateurs avaient accusé Tepco d’avoir priorisé la sauvegarde de ses équipements.

[^3]: Le 11 mars 2011, elle aurait atteint 10 à 13 mètres.

[^4]: En 2006, à la suite d’un premier durcissement des seuils de résistance aux séismes, le devis de mise à niveau de deux vieux réacteurs de la centrale d’Hamaoka, la plus exposée du pays, atteignait 3,3 milliards de dollars. Trop cher : l’opérateur a choisi de les fermer.

Écologie
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