La folle spirale
dans l’hebdo N° 1186 Acheter ce numéro
Cela résonne comme un cri de douleur. Ou un immense éclat de rire. Ce « AAA », que l’on peut déclamer, à la manière de Cyrano, sur le mode bravache, ou comme une longue plainte ou – un ton en dessous – comme un râle d’agonisant, nous a bercés pendant tout le week-end, jusqu’à ce qu’un paquebot de croisière vienne montrer ses munificences un peu trop près de la côte toscane. Qui, il y a seulement dix ans, avait entendu parler de ces agences de notation ? À part quelques spécialistes de la finance, personne ! La première fois qu’on a cité leur nom, c’était pour s’en gausser : elles n’avaient pas vu venir la crise des subprimes ; elles avaient accordé un brevet de bonne conduite aux escrocs d’Enron, et commis quelques autres cagades de même acabit. Et voilà qu’aujourd’hui notre vie semble dépendre de leur implacable jugement. Aussitôt l’annonce de la dégradation de la note de la France faite, tous les ministres se sont relayés pour dire que le prix à payer par nos concitoyens serait terrible. L’un d’entre eux a même conclu qu’il fallait supprimer la cinquième semaine de congés payés. Tous, ministres, socialistes, experts sont convenus qu’il allait falloir sérieusement changer nos comportements. Fini, les grandes vacances ! Et tous, que l’élection présidentielle se jouait sur ce froncement de sourcils de Standard and Poor’s.
Rappel : L’assemblée annuelle de l’association Pour Politis se tient samedi 4 février, à partir de 11 h, au Caveau de la République, à Paris. L’occasion de débattre du journal, de sa nouvelle maquette, son site, son positionnement pour la présidentielle, ses projets… Venez nombreux.
Mais qui se soumet ? Nos ministres, notre président de la République. Mais pourquoi se soumettent-ils ? N’est-ce pas pour mieux nous soumettre ? Cette réforme des retraites, ce « travailler plus pour gagner moins », ces suppressions de postes dans l’enseignement, cette destruction des services publics, c’est une politique antisociale insupportable quand elle est l’œuvre de M. Sarkozy, mais elle devient une fatalité quand elle est décrétée par Standard and Poor’s. Non seulement notre société subit alors une politique contraire à ses intérêts, mais on lui vole son droit à la révolte.
Et pourtant, si j’osais, je défendrais un instant ces agences de notation qui ne font finalement que remplir leur office. Elles sont là, paraît-il, depuis le début du XXe siècle. Au service des marchés. Clairement au service des marchés. Mais, longtemps, leurs commentaires nous ont laissés de marbre. Depuis 1945, elles notaient des banques, pas les États. Ce qui a changé, ça n’est donc pas l’agence de notation, mais la politique qui a décidé de replacer les États sous le regard de ces censeurs dépourvus de toute morale. C’est le système que nous avons mis en place du fait des politiques néolibérales qui a mis nos pays dans la soumission aux marchés. C’est parce qu’aujourd’hui les États « modernes » empruntent sur les marchés qu’ils se soumettent à ces agences qui défendent les intérêts des prêteurs. L’absurde déroule ensuite sa « logique » particulière. La mauvaise note signifie que le pays endetté a une faible capacité de remboursement. Mais la mauvaise note, en provoquant le renchérissement des taux d’intérêt, alourdit la dette et affaiblit encore davantage notre capacité de remboursement. Nous voilà dans une folle spirale. Ce ne sont pas les agences de notation qui nous ont mis dans cette situation, mais les politiques néolibérales qui dominent l’Europe depuis trente ans.
Nos dirigeants nous ont-ils engagés dans cette impasse par aveuglement, ou par imprévoyance ? Certainement pas ! Même s’il leur arrive, comme c’est le cas aujourd’hui, de perdre la maîtrise de la machine, c’est de propos délibéré qu’ils nous ont embarqués dans cette galère. Nous l’avons déjà dit : il s’agit de nous imposer des mesures socialement régressives que nous n’aurions pas acceptées dans d’autres conditions. Au bout du chemin, il y a toujours quelque chose qui s’apparente à une redistribution des richesses, mais dans le sens le plus injuste. Quelque chose qui ressemble à la forme la plus édulcorée, ou la mieux dissimulée, de la lutte des classes. Si, dans le cas présent, Nicolas Sarkozy a perdu la maîtrise de la machine, c’est que la dégradation de la note de la France vient télescoper l’agenda politique que l’on devine. L’idéal eût été pour lui de jouer de la menace de la dégradation sans subir la dégradation. Pour imposer ses « réformes » et interdire toute politique de relance. Standard and Poor’s ne l’a pas voulu ainsi. C’est son côté mélenchonien…
Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.