La laïcité embrigadée à droite

Jean Baubérot dénonce une « nouvelle laïcité », qui vise surtout
à réprimer les minorités religieuses, musulmans en tête.

Olivier Doubre  • 26 janvier 2012 abonné·es

Jean Baubérot dénonce dans son dernier ouvrage la récupération et l’utilisation fallacieuse, idéologique et politicienne, de la laïcité par la droite dure ou l’extrême droite, envers l’islam et l’immigration musulmane. Il appelle à retrouver le véritable esprit de la loi de 1905 pour refonder une laïcité républicaine utile à notre époque.

Qu’est-ce que cette « nouvelle laïcité », ou « laïcité falsifiée », mise en avant par la droite et même l’extrême droite aujourd’hui ?

Jean Baubérot - AFP / Guay

Jean Baubérot : Ce que j’explique dans le livre est qu’il y a aujourd’hui deux laïcités entremêlées. D’un côté, la laïcité historique et le dispositif dont on a hérité, avec à la fois la loi de Jules Ferry laïcisant l’école publique et la loi de 1905 séparant les églises et l’État (et toute la jurisprudence qui en découle). C’est une laïcité de liberté et de raison, et l’islam peut tout à fait en être bénéficiaire. Pour prendre un exemple, il y a un processus qui n’est pas encore achevé ni encore vraiment satisfaisant mais qui est en cours. Il s’agit de la création d’aumôneries musulmanes à l’armée, dans les prisons et les hôpitaux. Cela, en application de l’article 2 de la loi de 1905 qui dispose qu’il n’y a pas de subvention pour le clergé ou les religions, mais qu’il peut y avoir de l’argent public pour les aumôneries dans les lieux fermés. Dans la vie quotidienne, il y a donc des éléments qui ont trait à cette laïcité-là. Mais il y a une autre laïcité aujourd’hui, revendiquée au départ par la droite classique. Je me réfère beaucoup sur ce point à un texte de François Baroin écrit pour le Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, en mai 2003, soit vingt mois après les attentats du 11 septembre 2001. Il s’intitule « Pour une nouvelle laïcité ».

C’est un texte tout à fait intelligent, avec une forte cohérence interne de l’auteur, mais avec évidemment une perspective clairement de droite. Il y explique que le conflit des deux France, entre anticléricalisme et cléricalisme, est terminé et dépassé pour l’opinion publique, mais qu’aujourd’hui, ce qui est en jeu, c’est un certain islam, une certaine immigration. La laïcité deviendrait donc, selon lui, culturelle et identitaire. Et cette laïcité-là, qu’il appelle celle de « la droite de mai », c’est-à-dire de la victoire de Jacques Chirac en 2002 contre Jean-Marie Le Pen, peut devenir une valeur de la droite, à la fois contre le Front national et contre la gauche qui, dit-il, est « droits-de-l’hommiste » et complexée par rapport à la colonisation… Or, même si ce n’est pas l’objet principal du livre, il faut reconnaître qu’une partie de la gauche partage cette nouvelle laïcité et que toute la droite n’y adhère pas entièrement – même si celle-ci est tendanciellement plutôt de droite et la laïcité historique traditionnellement ancrée à gauche.

Comment se manifeste cette « nouvelle laïcité » ?

On détourne la loi de 1905 de son sens, on lui fait dire autre chose que ce qu’elle a dit. On peut comprendre cette loi en la lisant (ce que peu de gens ont fait en réalité) ainsi qu’en se penchant sur les débats parlementaires de l’époque, avec les amendements qui ont été adoptés ou refusés. Ce sont ces débats qui montrent l’esprit véritable de la loi. Dans la laïcité, il y a plusieurs principes : la neutralité, la séparation, la liberté de conscience et l’égalité de tous. Or aujourd’hui, cette « nouvelle laïcité » atrophie le principe
de séparation (on l’a vu dans les débats sur l’euthanasie, sur le mariage homosexuel,
qui relèvent de la séparation puisqu’il s’agit de la distinction entre les morales religieuses et les morales civiles).

On atrophie aussi considérablement le principe de non-discrimination : l’aspect le plus flagrant,
c’est que le Haut Conseil à l’intégration,
de plus en plus, fait des propositions en matière de laïcité. Ce qui est totalement anormal puisque la laïcité est l’affaire de tous les Français, aucune population particulière ne saurait être visée par elle. On atrophie enfin la liberté de conscience : l’UMP est très subtil sur ce point en dissociant laïcité et liberté religieuse. Cela revient à dresser une laïcité répressive contre les minorités religieuses puisqu’on enlève la liberté religieuse de la laïcité. D’autre part, comme on parle de liberté religieuse et non de liberté de conscience, on peut y voir une certaine réofficialisation feutrée de certaines religions, notamment le catholicisme ou d’un islam modéré qui accepterait d’être contrôlé étroitement par l’État. C’est une politique assez subtile mais désastreuse puisqu’elle tire la laïcité vers quelque chose de répressif, ce qui est le meilleur moyen de la faire refuser par la rive sud de la Méditerranée. C’est donc non seulement très mauvais au niveau national mais aussi au niveau international.

Toutefois, la laïcité devrait aussi servir, dites-vous, le combat pour l’égalité des sexes. En quoi est-elle là encore falsifiée ?

Il faut rappeler d’emblée que ce n’était pas un des objectifs initiaux de la laïcité historique. Ou alors elle y a contribué de manière assez ambiguë. Je cite ainsi Jules Ferry sous la IIIe République, qui a voulu faire l’éducation des filles, mais il s’agissait de la femme enjeu entre la République et le cléricalisme plus que de la femme actrice et maîtresse de sa vie. Rappelons que Jules Ferry a dit : « Il faut que la femme appartienne à la science ou qu’elle appartienne à l’église ! » Or aujourd’hui, on pense évidemment que la femme doit s’appartenir à elle-même ! Par contre, lorsqu’il y a eu laïcisation des mœurs avec la loi Neuwirth sur la contraception ou la loi Veil sur l’avortement, la laïcité est devenue implicitement une laïcité féministe, puisque ces lois ont séparé la législation civile des morales religieuses en étant favorables aux femmes. Mais cela n’a été qu’implicite : les laïques se sont focalisés uniquement sur les subventions aux écoles privées, mais ils ont très peu revendiqué la laïcité au bénéfice des lois sur la contraception ou l’avortement, alors qu’ils auraient dû le faire. Ils n’ont finalement commencé à prôner l’égalité des sexes qu’en 1989, quand a débuté le débat sur le foulard islamique à l’école. Je montre l’ambiguïté de cette position puisque, d’un côté, le fait que la laïcité veuille se lier à l’égalité des sexes, c’est assurément un progrès, mais de l’autre, on la brandit face à des musulmanes, donc face à une minorité religieuse, en supposant que toutes les femmes voilées sont obligatoirement des femmes soumises. Or on sait bien que cela peut être parfois le cas, mais pas forcément, loin de là.

On retrouve là, selon vous, un vieux schéma antiféministe de la fin du XIXe siècle…

On sait qu’il était courant à l’époque de penser qu’une femme allant au confessionnal était forcément soumise au curé. Or, nombre d’études historiques ont montré que c’était en grande partie faux : dans le confessionnal, il y avait quasiment toujours négociation entre les femmes et leurs confesseurs. Cette idéologie de la soumission des femmes remise au goût du jour fait partie d’une idéologie dominante, certes anticléricale, mais machiste. Ce que je dénonce et combats dans mon livre est cette ambivalence très forte où l’égalité hommes-femmes ne vient à la laïcité que contre certaines femmes et non pas contre le machisme des hommes. Je prône pour ma part une laïcité qui se relie évidemment au combat pour l’égalité entre les sexes mais en dénonçant le machisme : le point de rencontre entre les deux doit être le refus de la discrimination. Aujourd’hui, paradoxalement, toute la prétendue laïcité au nom de l’égalité hommes-femmes est utilisée contre des femmes !

Idées
Temps de lecture : 8 minutes

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