La sûreté pour pas cher
Les réacteurs d’EDF ne résisteraient pas à un accident de type Fukushima. L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) demande un renforcement des installations. Mais on est loin du compte.
dans l’hebdo N° 1185 Acheter ce numéro
Les centrales françaises ne sont pas à l’abri d’un « scénario Fukushima » : c’est la conclusion de l’Autorité de sûreté du nucléaire (ASN). Elle rendait la semaine dernière son avis (1) sur les « évaluations de sûreté complémentaires » (ECS, dites « stress tests ») demandées en mai 2011 par le gouvernement pour juger de la tenue des installations nucléaires en cas de séisme, d’inondation, de perte de l’alimentation en eau de refroidissement ou en électricité.
Les experts indépendants et les écologistes, qui dénoncent le risque nucléaire depuis des années, pièces à l’appui, ne sont guère étonnés. Il n’empêche : pour la première fois, la fameuse sûreté française – vantée comme « la meilleure au monde » par la filière – est officiellement battue en brèche par le gendarme du nucléaire. « Malgré les précautions prises pour la conception, la construction et le fonctionnement des installations nucléaires, un accident ne peut jamais être exclu » , précise le rapport.
En conséquence, l’ASN exige une série de mesures pour renforcer la sûreté des 58 réacteurs : protection de type « bunker » pour la salle de commande (non protégée contre les séismes, à ce jour), ajout de moteurs diesel « d’ultime secours » (les modèles actuels ne tiendraient pas le coup), protection des piscines de refroidissement du combustible, barrières de protection des nappes phréatiques, création d’une force d’intervention rapide, limitation de la sous-traitance (dont la généralisation est dénoncée par les syndicats comme une faille de sûreté). EDF estime la facture à 10 milliards d’euros. Les travaux, bientôt détaillés par centrale, pourraient s’étaler sur une décennie.
L’électricien est aux ordres, le gouvernement promet que les préconisations seront suivies à la lettre, le ministre de l’Industrie affirme que l’impact sur le prix de l’électricité sera limité à 2 % de hausse sur dix ans : « Bravo à l’Autorité de sûreté du nucléaire, qui a réussi à transformer un fiasco en une magnifique opération de communication ! » , commente, désabusé, Yves Marignac, directeur de Wise-Paris, institut spécialisé dans l’analyse des questions nucléaires. Car, derrière l’apparente soumission aux impératifs de sûreté post-Fukushima, se dessine une manœuvre au profit des intérêts de la filière. Détaillons.
Les vraies évaluations verront-elles le jour ? Il était inévitable, politiquement, de lancer ces tests « express » après la catastrophe. Mais ils souffrent de plusieurs faiblesses : il s’agit d’autoévaluations. Aucun expert indépendant n’y a été convié, aucune nouvelle étude de fond n’a été produite en raison des délais très courts – la plupart proviennent donc d’EDF –, et les aléas considérés étaient limités. La leçon de Fukushima oblige à « imaginer l’inimaginable », commentait en juin dernier Jacques Repussard, directeur de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), bras technique de l’ASN.
L’Autorité, dans son rapport, précise discrètement qu’il est « la première étape du processus de retour d’expérience de l’accident de Fukushima, qui pourra prendre une dizaine d’années » . EDF et le gouvernement se sont pourtant empressés d’évaluer la facture des mesures annoncées comme s’il s’agissait d’un « solde de tout compte » . On voudrait enterrer les problèmes de fond qu’on ne s’y prendrait pas autrement, constate Yves Marignac : « Les normes de sûreté n’ont même pas été redéfinies : qu’EDF réalise les travaux demandés, et l’ASN considérera que le parc est quitte, sans que la démonstration de leur efficacité soit établie… »
Qu’en est-il des problèmes de sûreté précédents ? Benjamin Dessus, spécialiste indépendant sur les questions d’énergie (2), s’élève contre leur escamotage : « Le rapport de l’ASN ne les reprend pas, comme si on passait l’éponge ! Il n’est nullement question, notamment, de la fragilité de certaines cuves de réacteurs, supposée les condamner à la fermeture à brève échéance. »
Quelles conséquences à terme pour le parc ? Malgré d’excellents arguments pour le faire, l’ASN ne demande « l’arrêt immédiat » d’aucun réacteur. Dix milliards d’euros de dépenses supplémentaires ? EDF se frotte les mains. L’électricien peut poursuivre son projet maître : décrocher une prolongation à 50 ans (voire 60 ans) de la durée de vie de ses réacteurs. Il estime les dépenses « de jouvence » nécessaires à 40 milliards d’euros. Alors que les réacteurs seront amortis à la trentaine (ou peu s’en faut), âge prévu initialement pour leur mise à la retraite, un jackpot se prépare pour EDF : la production électrique rembourserait l’investissement en quatre ans seulement. Un an de plus en ajoutant les demandes de l’ASN… La pression va s’accentuer sur le gendarme du nucléaire pour que de futures exigences de sûreté ne viennent pas ruiner ce beau montage.