L’amour pas rond

La Roue, recueil de nouvelles drôles et mélancoliques de Christian Gailly.

Christophe Kantcheff  • 12 janvier 2012 abonné·es

Après quatorze romans, Christian Gailly publie pour la première fois des nouvelles, un genre qui lui convient à merveille. N’étant pas un producteur d’intrigues compliquées mais d’histoires sur le fil, où le suspense réside davantage dans le jeu des impressions et dans la langue, Christian Gailly ne peut que se sentir à l’aise dans la brièveté. Ses romans composés en séquences ne s’opposent d’ailleurs pas à la forme courte. De même, avec des personnages parfois récurrents (un narrateur écrivain, la dénommée Mira), et surtout une progression vers plus de complexité dans sa construction, la Roue et autres nouvelles pourrait presque s’apparenter à un roman. Les frontières (entre les genres) ne sont-elles pas faites pour être transgressées ?

L’amour est le sujet de ces nouvelles. L’amour tel qu’il va, vient, s’en va, ou a dû mal à aller. C’est que les choses ne tournent pas très rond, dans la Roue . Pas seulement entre les hommes et les femmes, cela, ce n’est pas nouveau. Encore qu’ici rien n’est vraiment banal. Comme ce couple d’amoureux échappé d’un mariage, lui étant le futur marié qui n’a pas dit oui, elle une autre que la future épouse (« la Roue »). Ou cette femme qui annonce à Louis qu’elle le quitte, alors que celui-ci a fait refaire toute sa maison pour qu’elle vienne s’y installer, quand soudain elle semble faire volte-face et vouloir vivre chez lui (« Et puis »). Ou bien ce chirurgien qui, après avoir été appelé pour opérer en pleine nuit, rencontre une ancienne fiancée qui lui révèle qu’elle a eu deux filles de lui, des jumelles, il y a plus de dix ans (« Les fleurs coupées », ­traduction de Broken Flowers , titre d’un film de Jim Jarmusch, auquel cette nouvelle est dédiée – pas étonnant, les univers de l’écrivain et du cinéaste ont une foule de points de rencontre).

Le grand talent de Christian Gailly est non seulement de parvenir à instaurer en quelques pages une atmosphère, mais à la composer, comme un bouquet, de sentiments aux couleurs différentes, voire incompatibles : l’étrange, l’humour, la mélancolie. Équilibre délicat à trouver, mais payant auprès du lecteur.
L’étrange, l’auteur le fait naître par des apparitions ( « …bref, le wagon était pour ainsi dire désert et puis, à la station Laplace, une femme est montée, tout en noir et le visage très blanc. À vrai dire elle n’était qu’un visage » ). Mais aussi avec le doute qui plane en permanence sur la réalité de ce que le narrateur perçoit. L’une des nouvelles les plus énigmatiques raconte comment celui-ci, un écrivain, découvre que la femme qui l’attire mais qui se refusait jusqu’ici à venir chez lui est en train de le chercher dans sa propre maison, passant de pièce en pièce, lui l’observant sans être vu (« Le lilas lie de vin »). Le mystère est ici explicitement lié aux pouvoirs de l’écriture : « Je dis imaginer mais je ne sais pas si je l’ai imaginé. Peut-être est-elle venue. Je vais finir par le croire. J’écris peut-être pour en arriver là, le croire. »

L’humour vient des décalages, de cette impression que les personnages n’ont peut-être pas tout à fait les deux pieds dans le réel. Aussi des considérations pince-sans-rire qui jalonnent les nombreuses digressions. Christian Gailly est le roi des digressions dans des nouvelles d’une dizaine de pages. Elles participent au (faux) rythme que celui-ci imprime à son récit, détruisant l’idée commune que les courtes nouvelles doivent être menées tambour battant. On le sait, Gailly a la langue musicale, dans sa structure comme dans sa tonalité, une qualité présente dans tous ses romans.

Autre fait notable, et là encore presque contre-nature pour des nouvelles : on y sent le temps qui passe ou a passé, le caractère irrémédiable de ce que le narrateur, quel qu’il soit, a vécu ou n’a pas su vivre. De là naît bien sûr la mélancolie. Et aussi du sentiment de solitude qui traverse le recueil, fruit d’un déphasage existentiel avant tout. Une mélancolie non du désespoir, mais du « qu’est-ce que je fais là ? ». « On n’écrit que rarement quelque chose du goût des autres » , note l’un des narrateurs-écrivains. En ce qui concerne Christian Gailly, c’est archifaux.

Littérature
Temps de lecture : 4 minutes