Les cobayes de la prime au mérite

La direction des hôpitaux de Saint-Maurice veut expérimenter un système de prime au mérite, à la place d’une partie de la prime annuelle de service. Une première en Île-de-France, qui est rejetée par les personnels, en grève illimitée. Les syndicats dénoncent une tentative d’imposer à l’hôpital la culture managériale du monde de l’entreprise.

Thierry Brun  • 26 janvier 2012 abonné·es

On ne peut y échapper : une banderole orne l’entrée de l’hôpital Esquirol, des affichettes « Chasseurs de prime, osons dire non ! » sont collées partout. Très déterminés, les personnels des hôpitaux de Saint-Maurice, dans le Val-de-Marne, sont en grève illimitée depuis le 17 janvier contre l’instauration d’une prime au mérite. « On prend ça très mal » , s’indigne un agent hospitalier, assis à l’une des tables du self de l’hôpital Esquirol, lieu des assemblées générales.

Fin décembre, un grand nombre des 2 000 salariés de ces hôpitaux ont constaté sur leur fiche de paie que leur prime annuelle de service avait été tronquée de dizaines, voire de centaines d’euros. « Il me manquait 80 euros de prime fin décembre alors que je suis à zéro arrêt-maladie » , raconte une personne qui travaille dans les offices alimentaires.

Une mauvaise surprise que le personnel doit à une décision annoncée « brutalement » et dans « l’improvisation » par la direction de l’hôpital, dénonce Pascal Piezanowski, délégué syndical de SUD Santé, syndicat majoritaire qui, avec la CGT, a appelé à la grève. Ce passage en force de la direction paraît d’autant plus injuste que les conditions de travail se sont dégradées.

« C’est une remise en question de la qualité de notre travail qui me met hors de moi ! s’exclame Annie [^2], infirmière en psychiatrie. Il faut faire du chiffre, le temps nécessaire, on ne l’a plus. On a diminué le nombre de lits, on a la pression parce qu’il faut faire du turn-over. Ce n’est pas dans l’intérêt du patient, qui est souvent très fragile. »

Un Collectif de défense de la prime de service, récemment constitué par les psychologues des ­hôpitaux de Saint-Maurice, décrit le ras-le-bol des personnels, qui « subissent le gel des salaires, la baisse du pouvoir d’achat et des contraintes de service de plus en plus lourdes compte tenu de la pénurie d’effectifs » . De quoi susciter une mobilisation inédite des personnels contre la mise en place d’une prime reposant sur des critères de performances.
Les syndicalistes ont aussi en ligne de mire la méthode employée par Denis Fréchou, directeur des hôpitaux de Saint-Maurice : « Nous sommes ses poissons pilotes ! » , accuse Pascal Piezanowski.

Ainsi, début décembre, à quelques jours du versement de la prime annuelle, la direction a informé par courrier les syndicats de son choix de modifier les modalités de répartition d’une partie de cette prime, dont le versement a été repoussé en février. La direction veut attribuer le reliquat de la prime annuelle de service à « 10 ou 20 % des effectifs, soit entre 200 et 400 agents » , en appliquant des critères de « disponibilité durant l’année, de compétences exercées, de compétences nouvellement acquises et exercées, ainsi que des contributions particulières au service public » , rapporte le Collectif. Des critères « totalement arbitraires » , dénonce la fédération SUD Santé Sociaux.

Cette idée d’une prime au mérite, nouvelle dans le secteur hospitalier, a fait son chemin dans la fonction publique d’État (les ministères), où elle est instaurée depuis le mois de janvier. Les syndicalistes dénoncent une nouvelle expérimentation dans les hôpitaux de Saint-Maurice, après une tentative avortée en 2010 au centre hospitalier de Saint-Nazaire. « En toile de fond de ce dossier, c’est la loi HPST [loi de 2009 portant sur la réforme de l’hôpital] qui donne des ailes aux directeurs, lesquels veulent diviser les personnels pour améliorer la productivité. Tous les outils contenus dans cette loi vont dans ce sens » , ajoute David François, secrétaire CGT des hôpitaux de Saint-Maurice.

Dans le cas des hôpitaux de Saint-Maurice, une somme de 150 euros en moyenne par agent est dans la balance, soit plus de 300 000 euros qui auraient dû être redistribués aux 2 000 agents. « Ces 150 euros représentent plus du dixième du salaire des agents de catégorie C ! » , c’est-à-dire des salariés à bas salaires, souligne le Collectif de défense de la prime de service, qui ajoute que la décision de la direction « a provoqué un tollé parmi l’ensemble du personnel. La majorité de l’encadrement supérieur et médical s’est indigné de cette mesure, qui met à mal la cohésion des équipes » .

Plus de 200 personnes se retrouvent à chaque assemblée générale. « Cadres et salariés ont bloqué le service des facturations » , témoigne une comptable gréviste. « Une partie des personnels d’encadrement n’ont, par exemple, comptabilisé qu’une heure de grève, ou sont absents au moment du pointage » , rapporte un autre agent.

Les syndicalistes ont alerté les élus de gauche du Val-de-Marne, qui ont apporté leur soutien au mouvement et demandé le retrait de la prime au mérite à la direction des hôpitaux de Saint-Maurice. Les objectifs de cette prime « visent non plus à répondre au mieux aux besoins des patients, mais à répondre à des impératifs d’économie des dépenses sociales » , dénonce le PCF.

Le Collectif de défense de la prime de service y voit un autre effet : « Le travail hospitalier nécessite un cadre où chacun puisse s’appuyer sur l’autre dans la confiance et la solidarité. La prime au “mérite” pousse à l’excès de zèle, entame ces valeurs de solidarité et de confiance réciproques en individualisant un “mérite” qui ne peut être que le produit d’un dispositif collectif du soin : on ne soigne pas seul. »

Pour tenter de calmer la grogne des agents, Luce Legendre, directrice des ressources humaines, a d’abord présenté le 13 janvier une nouvelle proposition de la direction. Celle-ci consistait à verser un « forfait de 150 euros » à ceux qui n’ont aucun jour d’arrêt-maladie, « soit une redistribution de 150 000 euros à 1 000 agents environ » , ont calculé les syndicalistes. Depuis que les agents sont en grève illimitée, « la direction a rompu les négociations et considère acquise sa toute dernière proposition, c’est-à-dire la redistribution de plus de 300 000 euros aux agents qui n’ont eu aucun jour d’arrêt-maladie » , explique Nelly Derabours, syndicaliste de SUD Santé. « Cela exclut 1 100 agents qui ont eu ne serait-ce qu’un jour d’arrêt-maladie » , grimace Pascal Piezanowski.

Annie est choquée : « Avec le boulot qu’on fait ! Supprimer une partie de ma prime de service pour un jour d’arrêt-maladie, cela veut-il dire que je ne suis pas compétente ? Qu’est-ce que ça veut dire, le mérite, avec des patients qui ne sont pas conscients de leurs troubles ? Cette direction est à côté de la réalité ! »

Les piquets de grève sont désormais installés aux entrées des hôpitaux, et les actions organisées depuis le self d’Esquirol se sont multipliées ces derniers jours. Lundi, les vœux de la direction au personnel ont été l’occasion d’une action spectaculaire : plus de 200 agents ont investi les locaux et invité les élus de Val-de-Marne à s’exprimer devant la direction.

Un des psychologues, membre du Collectif de défense de la prime annuelle, n’en démord pas : « L’inégalité introduite par une prime discrétionnaire introduit une culture d’entreprise dans l’hôpital public. C’est un exemple de politique managériale qui vise à diviser pour mieux régner. » Une aberration que Pascal Piezanowski est déterminé à combattre jusqu’au bout : « On est dans le cadre d’une grève illimitée. On reprendra le travail quand on aura gagné ! »

[^2]: Le prénom a été changé.

Santé
Temps de lecture : 7 minutes