Prix du Livre Inter 2012 : « Supplément à la vie de Barbara Loden », de Nathalie Léger (POL)
Nathalie Léger approche avec des mots Barbara Loden, réalisatrice d’un film unique, Wanda. Un livre pénétrant.
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Quelques comédiens de cinéma passant à la réalisation n’ont signé qu’un seul film dans leur vie, mais une très grande œuvre. Le plus célèbre est Charles Laughton avec la Nuit du chasseur . Barbara Loden, que les cinéphiles connaissent aussi pour avoir été la seconde femme d’Elia Kazan, ne bénéficie pas de la même notoriété. Même si Wanda , film underground sorti en 1970 aux États-Unis dont elle interprète le rôle-titre, est devenu un classique du cinéma américain indépendant.
Nul besoin d’avoir vu Wanda pour entrer dans Supplément à la vie de Barbara Loden , même si le film y occupe une place importante. D’abord parce que Nathalie Léger en décrit le déroulement, non d’une traite, mais par blocs de séquences, de façon suffisamment précise pour le donner à voir à son lecteur.
C’est l’histoire d’une jeune femme, Wanda, qui abandonne enfant et mari, et qui, prisonnière de son incapacité à dire son insatisfaction et ses désirs, se retrouve embringuée par l’homme qu’elle suit dans un vol de banque foireux. Ensuite parce que Supplément à la vie de Barbara Loden n’est pas une analyse critique, pas plus qu’une biographie de la comédienne cinéaste.
Ce qui intéresse Nathalie Léger, ou plus exactement sa narratrice, ce sont les points de rencontre entre Barbara Loden et son personnage. La manière dont la cinéaste raconte et met en scène, à travers Wanda, le mystère de la faille existentielle qui la domine, que les mots décrivent mais n’incarnent pas comme un personnage de cinéma peut le faire : « J’ai traversé la vie comme une autiste, persuadée que je ne valais rien, incapable de savoir qui j’étais, allant de-ci, de-là, sans dignité » , déclara un jour Barbara Loden à la revue Positif , comme le rapporte la narratrice.
Celle-ci mène son enquête. Au départ, elle rédige une notice pour un dictionnaire de cinéma. Son éditeur attend d’elle rapidité et esprit de synthèse. Mais que choisir de dire de la vie et de l’œuvre d’une femme ? Comment ? Impossible pour elle de s’en tenir à une information succincte. Elle pousse l’investigation : lisant tout sur l’auteure de Wanda , se rendant aux États-Unis pour tenter de rencontrer ceux qui l’ont connue (beaucoup se dérobent) et visiter les lieux du tournage, notamment en Pennsylvanie, région minière.
Supplément à la vie de Barbara Loden suit donc une double voie. En même temps qu’il s’agit d’approcher comment la cinéaste s’est recomposée dans le personnage de Wanda , elle-même inspirée d’une femme réelle, triste héroïne d’un fait divers dont des articles de presse, dans les années 1960, se sont fait l’écho, Nathalie Léger développe en filigrane une réflexion sur la pertinence de dire quelqu’un. D’en donner un portrait psychologique qui soit fidèle et juste, surtout à propos d’une femme qui a passé une grande partie de son temps à se chercher. C’est la question éthique qui est ici posée, trop souvent allégrement enjambée par les « professionnels » de la biographie. Où la narratrice reconnaît qu’il lui faut à la fois enquêter et inventer.
Développant plusieurs niveaux de récit, le livre interroge aussi la réception du film, la manière dont Wanda peut résonner chez une spectatrice, même réfractaire comme l’est la mère de la narratrice, qui estime qu’il ne s’y passe rien. Processus du miroir réfléchissant qu’on veut ignorer. Car la « désolation » de Wanda n’est pas sans écho chez cette femme. Comme chez beaucoup. Le mal de vivre de Wanda touche à l’universel. Autrement dit, son histoire est « banale » . Mais il fallait trouver une forme singulière pour la raconter. C’est en cela que Wanda est un grand film.
De même, Supplément à la vie de Barbara Loden est un beau livre, dont la pensée et l’écriture sont également pénétrantes : « On ne sait pas dans quelle ville se passe la scène, mais dès qu’on voit ce recoin de fenêtre, la table en formica dans l’angle des rideaux aux plis épais qui sentent la cigarette et la bière, on sait que ce bar en Pennsylvanie est à l’à-pic exact du malheur, pas un malheur plein d’emphase, pas un malheur grandiose agrafé à l’Histoire, non, un malheur fade qui a l’odeur d’un tissu à carreaux pendu aux fenêtres d’un café de province. »
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