La banlieue auscultée
Précédée d’une polémique, l’étude menée à Clichy-Montfermeil par le sociologue Gilles Kepel a provoqué des commentaires polarisés sur la question de l’islam, au mépris d’autres aspects.
dans l’hebdo N° 1189 Acheter ce numéro
Le sociologue Gilles Kepel l’assure : son étude sur Clichy-Montfermeil n’est « ni de droite ni de gauche, ni partisane ni idéologique, mais scientifique » . Si tant est que la science puisse rester neutre, en particulier sur un tel sujet : « L’articulation entre société, politique et religion en banlieue » . A fortiori dans le contexte dans lequel cette enquête a été lancée : au printemps 2010, dans le berceau des émeutes de 2005, Clichy-Montfermeil, en plein débat sur l’identité nationale. Le tout piloté par un professeur de Sciences-Po réputé pour ses travaux sur l’islam, et commandé par l’Institut Montaigne, think-tank libéral. D’où une controverse née en octobre, avant même sa parution.
Trois mois plus tard, l’enquête paraît sous le titre : Banlieue de la République. Société, politique et religion à Clichy-sous-Bois et Montfermeil (Gallimard). Son objectif, appuyé sur une centaine d’entretiens de personnes de tous âges, origines et conditions, musulmanes pour les deux tiers : « Aider les élus qui, même s’ils s’efforcent d’avoir une vision à long terme, sont le nez dans le guidon. » En parallèle, Gilles Kepel publie un essai qui s’inspire des conclusions de l’étude, Quatre-vingt-treize (Gallimard). Il le présente comme ses « adieux à l’islam » , vingt-cinq ans après une première enquête sur « la naissance de l’islam en France » . Le phénomène, alors inédit, s’est installé comme « une des composantes de notre Nation » .
L’islam, le « 9-3 », avec un clin d’œil à Victor Hugo et un hommage appuyé aux ors et aux principes de la République, à trois mois du scrutin présidentiel et après cinq ans de sarkozysme : difficile d’imaginer un débat dépassionné, même si Gilles Kepel se dégage habilement des polémiques.
La banlieue au centre ?
Clichy-Montfermeil n’est pas « représentative » , insiste Gilles Kepel, mais « emblématique » : « Nous posons en postulat de départ que Clichy-Montfermeil, c’est la France même. La banlieue n’est pas à la marge, mais au centre : c’est au prix de ce renversement de perspective que se lit notre avenir commun. » Une vision pour le moins politique à l’heure où la banlieue semble avoir disparu des radars (voir page suivante). Au terme « banlieue » , Claude Dilain, maire (PS) de Clichy-Sous-Bois à l’époque de l’enquête, devenu sénateur, préfère ceux de « territoires abandonnés » . « Les problèmes qui ont trait à la laïcité, aux transports, à l’école ou à la santé évoqués par Gilles Kepel ne touchent pas que les villes de banlieue mais aussi certains quartiers de Perpignan, de Marseille et des zones rurales. Il y a cinq ans, Nicolas Sarkozy voulait nettoyer les banlieues au Kärcher. La question qui se pose aujourd’hui, c’est : voulons-nous une seule France, solidaire, où tout le monde a accès aux mêmes droits et services, ou un système compétitif avec des gagnants et des perdants ? »
Islam
Banlieue de la République ausculte « les couches inextricablement imbriquées où se déploie l’islam de France » : l’habitat, l’école, le travail et le chômage, la tranquillité publique et l’émeute, les réseaux associatifs, les élections, la construction de mosquées, le ramadan, le halal. Autant de sujets qui sont abordés dans six chapitres où la religion arrive en dernier. Pourquoi focaliser sur l’islam plutôt que sur la relégation, l’absence de services publics, la rénovation urbaine ou l’épidémie de tuberculose ? La « vision » de Gilles Kepel poserait-elle problème ? « Sans rien révéler d’explosif, l’enquête confirme des tendances de l’évolution de l’islam en France » , estime Franck Fregosi, chercheur au CNRS. « Certains musulmans font un retour au texte, notamment des femmes, pour mener un travail de rénovation de l’islam, ajoute l’anthropologue Dounia Bouzar, citée par oumma.com. […] Des jeunes diplômés surinvestissent l’islam pour contrecarrer la stigmatisation et l’image d’archaïsme que leur renvoie la société sur la religion […]. Une autre catégorie, et c’est celle que décrit Gilles Kepel, va surinvestir l’islam comme seul espoir existentiel suite à une perte de confiance envers la République. C’est là que la religion devient dangereuse. » Pour Samir Amghar, sociologue spécialiste du salafisme : « Cette enquête alimente, en filigrane, l’idée que l’islam est une religion conquérante et prosélyte. »
Halal
Phénomène nouveau dans le développement de l’islam de France, c’est un marqueur identitaire, prétexte à un conflit « intra-musulman » sur les normes à respecter, et un phénomène culturel aussi bien qu’économique puisque la « prégnance du halal » correspond à l’explosion du marché. Dans Quatre-vingt-treize, le chercheur distingue plusieurs types : le halal sur le modèle bio et le halal sur le modèle du casher. Un problème pour les cantines scolaires.
Financement
Pour quelles raisons l’Institut Montaigne est-il allé financer une enquête d’envergure dans la ville des émeutes de 2005 à la veille de la présidentielle ? « Cela nous a interpellés, admet Claude Dilain. Mais nous avons eu des garanties : de la part du directeur de l’Institut Montaigne, Laurent Vigorne, qui nous a dit vouloir sortir l’institut de son image droitière, et de l’équipe de Kepel, qui avait carte blanche. » Pour Gilles Kepel, ce qui est étrange, c’est plutôt que l’université n’ait plus les moyens de financer un tel travail.
Récupération-Instrumentalisation
Concernant les tentatives de récupération, le sociologue botte en touche : chacun semble trouver dans son étude matière à nourrir ses hypothèses. Xavier Lemoine, maire (UMP) de Montfermeil, et Claude Dilain partagent son constat sur le renforcement du recours à l’islam. « Mais on diverge sur le “pourquoi ?” , souligne Claude Dilain. Pour Xavier Lemoine, c’est parce que les musulmans ne peuvent pas s’intégrer. Pour Gilles Kepel et moi, c’est parce que la République s’est retirée, laissant apparaître une véritable crise sociale, économique et culturelle. »
Laïcité
Gilles Kepel remarque que la laïcité est accueillie avec hostilité en banlieue, où elle est perçue comme « une logique anti-musulmane ». « Il y a tout un travail à faire pour que la laïcité retrouve sa dimension de mécanisme d’intégration » , défend-il, prônant « un profond travail de pédagogie » . Mais il était membre de la commission Stasi, d’où a découlé la loi sur l’interdiction des signes religieux à l’école. Contradiction ?
Éducation
L’ennemi en banlieue, déduit Gilles Kepel des cent entretiens menés, c’est le conseiller d’orientation, loin devant le flic. C’est dire si l’école est devenue centrale dans les problèmes rencontrés. Le sociologue y consacre un chapitre entier et insiste sur la catégorie des jeunes diplômés qui se tournent vers un islam radical. Il établit ainsi un lien de cause à effet entre la ferveur religieuse et les promesses républicaines déçues, son grand cheval de bataille.