Pas d’OPA sur la musique !

Les artistes se mobilisent contre la création du Centre national de la musique, qui, selon eux, favorise les majors. Ébullition, pétition.

Ingrid Merckx  • 23 février 2012 abonné·es

Tempête dans le jazz : troisième round. Début avril 2011, le pianiste Laurent Coq lançait un pavé dans la mare avec sa Révolution de jazzmin, libérant la parole dans un milieu resté longtemps silencieux. Le 27 juillet, un certain nombre de professionnels concernés – plus de 1 300, dont les musiciens Laurent Coq, Lionel Belmondo, Michel Portal, Daniel Sabbagh… – publiaient une tribune alertant sur la « crise du jazz » en France. Ils demandaient « solennellement » au ministre de la Culture, Frédéric Mitterrand, d’organiser des « états généraux du jazz ». Aujourd’hui, paraît un « Rapport d’étape sur la situation de la filière du jazz en France ». Un travail commandé par le ministre (voir ci-contre) mais à la demande des signataires de l’appel.

Hasard ou coïncidence, ce travail est rendu public à l’heure où paraît un autre rapport réalisé par une mission présidée par le violoniste Didier Lockwood et mandatée par le ministre sur le thème : « Quelles méthodes d’apprentissage et de transmission de la musique aujourd’hui ? » (voir ci-contre également). Sur le départ, Frédéric Mitterrand semble mettre le paquet sur un sujet qui ne soulève pourtant pas les foules. Ironie du sort, il prend actuellement de face une pétition qui s’oppose au projet phare de son ministère : la création d’un Centre national de la musique (CNM).

« Ces deux rapports, c’est beaucoup d’esbroufe pour faire croire qu’il a une politique à l’heure où il réduit tous les budgets ! » , grince Fabien Barontini, directeur du festival Sons d’hiver. La question la plus politique, selon lui, c’est cette mobilisation contre le CNM, projet réclamé par Nicolas Sarkozy et qui divise même à gauche.

Cette pétition s’est baptisée « Appel des 333 » et compte parmi ses signataires de nombreux musiciens, dont des grands noms du jazz : Lubat, Romano, Sclavis, Texier, Delbecq, Portal… « La musique n’est pas une marchandise » , clament-ils, reprenant un slogan bien connu mais qui, en la matière, n’aura jamais été autant d’actualité. Le disque perd des parts de marché, et ce sont les « investisseurs » qu’on veut sauver. Quid des musiciens ? « La plupart des musiciens se moquent d’Hadopi et de tous ces rapports , rappelle Fabien Barontini. Ce qui les intéresse, c’est la scène, où ils vont pouvoir jouer. Elle constitue l’essentiel de leurs revenus.»

C’est dans le prolongement d’Hadopi que s’inscrit le projet de CNM, assis sur un rapport « Création musicale et diversité à l’ère du numérique » paru en septembre 2011, pour soutenir une « filière musicale » aujourd’hui « en crise » , mais qui a exclu la question des publics dans sa réflexion et rayé l’art de son vocabulaire. Témoin : « Les ventes de musique enregistrée ont été divisées par deux entre 2002 et 2010, l’essor du marché numérique n’ayant que très partiellement compensé l’effondrement du marché physique. »

Tout le monde serait « touché », mais, du fait de la « croissance » du spectacle vivant, les plus frappés seraient les « producteurs phonographiques » . La filière musicale serait « moins aidée que d’autres secteurs de la création culturelle tels que le cinéma, l’audiovisuel ou le livre. […] Le producteur phonographique assume la ­quasi-totalité du risque de son projet, alors que dans le cinéma le producteur délégué n’assume, en moyenne, qu’un quart de ce risque » , assène ce rapport, qui en déduit qu’il faut donc « limiter les risques pour le producteur ».

La solution miracle ? La création d’un CNM, qui constitue « un centre puissant d’expertise et de ressources au service de l’ensemble de la filière, en fusionnant les multiples acteurs qui interviennent aujourd’hui dans ce domaine et en renforçant leurs moyens d’action. » Il est précisé plus loin que « la simplification des guichets d’aide justifierait sur le principe que les sociétés civiles délèguent au CNM l’intégralité des sommes qu’elles consacrent à l’action culturelle et artistique » . Point qui soulève l’hostilité des sociétés de perception et de répartition des droits des auteurs compositeurs et des artistes interprètes, d’autant qu’elles n’ont pas été consultées, contrairement aux représentants des majors et gros entrepreneurs de spectacles.

Selon les signataires de la pétition, ce sont ces derniers qui « seront les bénéficiaires de cet organisme, dont le conseil d’administration aura un président nommé par l’État, une majorité de membres représentant l’État, et puis quelques personnalités désignées (par qui ?). » Le projet de CNM consigne « la mainmise du marché sur la musique grâce au concours du ministère » , résument-ils. Lequel est menacé par cette institution qui porte en elle le principe d’une « privatisation des politiques culturelles » .

Est-il encore temps ? La création du CNM a été entérinée le 28 janvier lors du Midem à Cannes, par la signature d’un accord-cadre « avec la filière » . Celle-ci est ­divisée entre ceux qui s’arc-boutent contre le projet et les fatalistes qui pensent qu’il vaut mieux y aller quand même. « Le Cheval de Troie, c’est un mythe !, s’exclame Jean Rochard, producteur et fondateur du label Nato. C’est naïf de croire qu’on pourra peser. »

L’argument principal du ministère pour convaincre ? Le CNM se fera sur le modèle du Centre national du cinéma. « Rien à voir !, s’agace Fabien Barontini. Un film passe par une production industrielle. Un disque aussi, mais la musique ne peut se passer de musiciens jouant sur scène, et cela ne relève pas de l’industrie. »

La sémantique même est révélatrice d’un glissement. Définir la musique comme une filière, comme le « soja transgénique ou le poulet élevé en batterie » , cingle la pétition, entérine les noces de l’art et du marché. Jean Rochard va jusqu’à contester la situation de crise. « Il n’y a pas plus de crise dans le jazz qu’ailleurs. Nous avons laissé faire. Le petit monde du jazz vit replié sur lui-même. Il s’est coupé des questions sociales, il n’est plus en prise avec son temps. En outre, il n’existe plus seul depuis longtemps. Il faut se mobiliser non pour pondre des rapports dont tout le monde connaît déjà le contenu et qui se font dans une grande confusion des rôles et des genres, mais pour aller chercher des musiques qui se créent et ont du mal à se faire entendre. »

Quel est le pouvoir de cette pétition contre le CNM ? « Le moindre grain de sable est bienvenu , glisse Jean Rochard. Cette pétition montre que tout le monde n’est pas d’accord avec ce projet et elle nous permet de sortir du coton. »

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