«De mémoire d’ouvriers» : pères et fils d’usine

De mémoire d’ouvriers, documentaire de Gilles Perret, retrace l’épopée tragique mais solidaire des travailleurs d’une industrie aujourd’hui en déclin.

Christophe Kantcheff  • 1 mars 2012 abonné·es

De mémoire d’ouvriers commence par l’évocation d’une fusillade : le 18 juillet 1904, à Cluses (Haute-Savoie), les fils du patron d’une usine d’horlogerie ont tiré sur les ouvriers en grève, parmi lesquels ils firent trois morts.

Avec sa caméra, sur la place de la ville où a eu lieu le drame, Gilles Perret, le réalisateur de Walter, retour en résistance (2009), cherche des habitants qui connaissent cet épisode. Personne, mis à part un ancien ouvrier non français. Son syndicat, autrefois, relatait ces faits. « C’est moi, un étranger, qui connais l’histoire de France ! » , s’amuse-t-il.

De mémoire d’ouvriers est un film sur la perte. Perte des souvenirs du passé ouvrier, de la conscience de classe, de l’enjeu industriel en France à l’heure de la mondialisation financière et des délocalisations. Il y eut pourtant de très grandes heures, en particulier dans la région des Alpes. Gilles Perret les rappelle, sans en omettre la complexité. Elles ont commencé au lendemain de la guerre, quand la population ouvrière, c’est-à-dire d’abord ­paysanne ou immigrée, a été impliquée dans le grand effort de reconstruction et de développement du pays. La fierté et même la reconnaissance – que l’on perçoit dans certains films d’entreprise ou d’actualités de l’époque – étaient alors au rendez-vous.

Ces Trente Glorieuses s’accompagnaient de multiples accidents du travail et d’une exploitation féroce, notamment de la main-d’œuvre étrangère. Mais le film montre bien la vigueur de l’esprit de solidarité et de lutte qui régnait alors, et la constitution d’une forte culture ouvrière.

Celle-ci s’exprime à travers les témoins rencontrés par le cinéaste, en particulier les historiens qu’il interroge, un ancien ouvrier, Mino Faita, ou bien un « fils de l’usine » , Michel Etiévent, qui a saisi la chance offerte par les livres de la bibliothèque du comité d’entreprise.

Le moment de bascule est connu : les années 1980, avec la crise économique et le début des déréglementations. Même les archives filmées dont Gilles Perret nourrit son film changent de nature. Ce ne sont plus que films d’entreprise qui vantent la performance, l’esprit de concurrence, le dépassement de soi. Le travailleur devient un compétiteur, l’ouvrier est débaptisé et reçoit un nom de spécialiste. Le cinéaste ajoute le générique de la série « Dallas » ( « ton univers impitoyable » ) pour souligner le trait ; c’est superflu.

Les ouvriers qui ont connu les deux époques témoignent de la montée de l’individualisme et de conditions de travail qui, aujourd’hui, réduisent les échanges entre salariés. Les solidarités et les conditions pour s’opposer aux offensives patronales sont en déclin. Un tableau déjà dressé ailleurs, y compris dans le cinéma de fiction (cf. Guédiguian), mais qu’il n’est pas inutile de montrer encore et toujours à l’heure où les ouvriers, comme Gilles Perret le rappelle dans un carton, représentent 23 % des actifs tout en étant quasi invisibles dans les médias. De ce point de vue, le cinéma a moins de retard et plus de liberté que la télévision.
Autre qualité de ce film jamais nostalgique : il s’achève en indiquant des possibles.

De jeunes ouvriers, dont une femme, de l’usine Rio Tinto à La Bâthie (Savoie), exposent leur lucidité, leur combativité et leur fierté à exercer leur métier. Un ouvrier plus âgé de la même usine, Henri Morandini, note que les mesures politiques à prendre pour que la France se réapproprie le sort de son parc industriel, aujourd’hui aux mains de groupes internationaux, existent. Enfin, Michel Etiévent explique qu’au vu de l’histoire, le pessimisme est absurde. Seule, à toute époque, la lutte a payé. C’est évidemment la morale de ce beau film.

Culture
Temps de lecture : 3 minutes