Dominique Rousseau : « Il faut reconnaître l’autonomie et l’indépendance des tiers-pouvoirs »

Dominique Rousseau propose une « troisième chambre » au Parlement, représentant les individus dans leur diversité et leurs problèmes quotidiens.

Michel Soudais  • 15 mars 2012 abonné·es

Illustration - Dominique Rousseau : « Il faut reconnaître l’autonomie et l’indépendance des tiers-pouvoirs »


Très critique sur la pratique institutionnelle de Nicolas Sarkozy, Dominique Rousseau livre dans son dernier essai les clés d’une réforme des institutions qui permettrait, enfin, de former « la démocratie des citoyens » .

Nicolas Sarkozy aura tout de même fait une réforme institutionnelle utile, « à l’insu de son plein gré » dites-vous. Pouvez-vous préciser ?

Dominique Rousseau : La réforme constitutionnelle de 2008 a plutôt eu pour effet de déséquilibrer encore davantage les pouvoirs au profit de l’exécutif. Elle a toutefois introduit un rééquilibrage avec la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), c’est-à-dire la possibilité pour tout justiciable français ou étranger, en situation régulière ou irrégulière, de contester l’application qui lui est faite d’une loi au motif que cette loi porterait atteinte à telle ou telle liberté fondamentale. C’est une loi importante car elle permet à toute personne de se servir de la Constitution comme bouclier pour contester les abus du pouvoir exécutif ou du pouvoir législatif. Elle est en outre un moyen pour les justiciables de faire contrôler le travail législatif de leurs représentants en le soumettant au contrôle de leurs droits fondamentaux, entre deux moments électoraux.

C’est ainsi que le Conseil constitutionnel a sanctionné le régime de la garde à vue, censuré le régime de la rétention de sûreté, l’hospitalisation d’office pour les malades mentaux… Il est très ­vraisemblable que le président de la République n’a pas vu toutes les implications de ce nouvel instrument, dont les justiciables se sont servis : 4 000 QPC ont été soulevées depuis deux ans.

La Ve République est-elle encore amendable ?

La Constitution de 1958 a été tellement ­bricolée depuis 1958 que le moment est venu de faire une autre constitution pour trouver enfin un régime politique qui assure l’équilibre des pouvoirs. Tous les rafistolages en sont restés à une conception XIXe siècle de la constitution. Mais donner un peu plus ou un peu moins aux pouvoirs existants ne fait que renforcer le pouvoir de ceux qui en ont déjà. Au XXIe siècle, le problème est de faire reconnaître l’autonomie et l’indépendance constitutionnelle de ceux qui constituent aujourd’hui les pouvoirs : la presse, les universités, les collectivités locales… Or tout ce que j’appelle « les tiers-pouvoirs » n’est rien dans la Constitution.

C’est la raison pour laquelle vous opposez république et démocratie ?

Absolument. Jusqu’à présent, la république n’a consacré que les pouvoirs classiques : exécutif, législatif, judiciaire. La démocratie doit désormais consacrer les autres pouvoirs, et notamment les pouvoirs des citoyens dans le mode de production de leur vie quotidienne (le travail, le sport, la famille, la culture, les loisirs), or ces dimensions de l’individu ne sont pas représentées. Ce qui est représenté au Parlement, c’est l’individu républicain, le citoyen abstrait qui n’est ni homme ni femme, ni riche ni pauvre. L’individu démocratique est un individu situé concrètement dans une famille, dans son travail, son université, son hôpital… Et cet individu pluriel qui appartient à une pluralité de sphères n’a pas sa représentation. Je parle à ce propos des « invisibles ».

Parmi les réformes indispensables, vous proposez « une troisième chambre ». Deux, ce n’est pas déjà assez ?

Au XVIIIe siècle, le tiers état n’était pas visible. Il l’est devenu quand on a créé l’assemblée législative, où la bourgeoisie a eu sa représentation. À ce moment-là, on a fait des lois qui allaient dans le sens des intérêts du tiers état. Nous sommes dans une situation semblable. On ne peut rendre visibles ces individus pluriels qu’en créant une assemblée sociale qui les représenterait dans leur diversité. Aux côtés d’une assemblée nationale et d’une assemblée territoriale, elle se préoccuperait des problèmes qui sont ceux des individus dans leur vie quotidienne : les transports en commun, les crèches…

Mais ces questions sont essentiellement d’ordre réglementaire.

Elles sont aussi d’ordre législatif. Nous avons aujourd’hui une Assemblée nationale qui délibère sur des sujets souvent très éloignés des préoccupations des gens qui n’ont pas d’institutions pour faire passer leurs revendications et les transformer en loi. Le droit au logement, le droit à l’emploi, l’égal accès à la santé sont des demandes concrètes dont l’Assemblée nationale ne se saisit pas parce qu’elle ne connaît pas ces situations concrètes. Si on avait une assemblée où les citoyens concrets pouvaient être représentés, on aurait peut-être des contenus législatifs différents.

Vous souhaitez que les citoyens aient la possibilité d’intervenir personnellement dans l’élaboration de l’intérêt général. C’est de la démocratie participative ?

Je préfère la notion de « démocratie continue ». En réponse à Fukuyama, qui pensait que l’histoire était finie ; pour indiquer aussi que la démocratie doit s’exercer entre deux moments électoraux et qu’elle est toujours devant nous. Ce que je propose, ce sont des conventions de citoyens, c’est-à-dire la réunion de citoyens tirés au sort pour discuter de questions qui font problème dans la société. Ils auditionneraient différents experts, se réuniraient ensuite en conclave pour délibérer et produire une décision qui serait soumise aux trois assemblées. Cela n’a rien à voir avec la pratique du sondage, où l’on demande aux gens de réagir immédiatement sur l’émotion. C’est la préférence donnée à la délibération. Dans une société de vitesse comme celle dans laquelle on vit, il y a besoin de lieux de lenteur pour la réflexion. Et pour équilibrer les lois votées après chaque fait divers et une annonce au journal de 20 heures.

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Changer de République !
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