Enquêteurs en quête de statut

Totalement ignorés du gouvernement et de leur direction, nombre d’enquêteurs de l’organisme public de statistiques se sont mis en grève pour dénoncer leur précarité qui ne cesse de s’aggraver. Témoignages.

Thierry Brun  • 8 mars 2012 abonné·es

Comme à son habitude, le ministre du Travail s’est livré à une analyse des chiffres du chômage, publiés le 1er mars par l’Insee. Ce taux a augmenté et se situe à 9,4 % de la population active, et Xavier Bertrand a estimé que « la France a mieux résisté que ses principaux partenaires face à la crise mondiale ».

Le hic est que ces chiffres, ainsi d’ailleurs que d’autres études de l’Insee, sont sujets à caution puisqu’un millier d’enquêteurs de l’organisme public de statistiques, en grande majorité des femmes, sont depuis plusieurs mois engagés dans des grèves inédites, ignorées du gouvernement.

« Nous ne faisons pas partie du personnel de l’Insee, nous sommes des cas à part. On ne nous considère pas… » , affirme Adette Etaix, vacataire payée à l’enquête, qui parcourt 12 000 kilomètres par an dans la région grenobloise. « Nous n’existons pas dans le ­rapport annuel d’activité de l’Insee » , relève, amère, Caroline Sénécal, vingt ans de maison, travaillant à Caen.

Les deux grévistes font partie des « précaires de l’Insee » qui ont durci leur mouvement en janvier, à l’appel de leur intersyndicale (CGT, CFDT, FO, SUD), en utilisant une méthode inattendue : la rétention des enquêtes effectuées auprès des ménages. « Pour l’instant, il est difficile d’en chiffrer les conséquences sur le taux de chômage , explique Julie Herviant, syndicaliste à la CGT. Les chiffres de juin seront affectés, car les enquêtes emploi ne sont plus réalisées depuis le 22 février. » Dans les prochains mois, étant donné que le mouvement est majoritairement suivi, le pays risque d’être dans le flou sur l’évolution de nombreux indicateurs, comme l’indice des prix à la consommation.

« On ne sait pas d’où sortent les prix des carburants communiqués par l’Insee, car ils ne sont plus relevés par les grévistes » , s’étonne Élisabeth Andries, enquêtrice en Seine-Saint-Denis, plus de trente ans de métier. « J’ai renvoyé à l’Insee les questionnaires non réalisés avec la mention : impossible à joindre pour cause de grève » , explique Salvador Cueto, un des enquêteurs dans la région Midi-Pyrénées, où la quasi-totalité d’entre eux sont en grève. « Depuis vingt ans, j’ai un statut de vacataire précaire, ajoute-t-il. À 59 ans, je n’ai pas droit aux congés payés, je ne peux pas me mettre en arrêt maladie… L’Insee ne paie pas les charges sur 40 % de notre salaire, ce qui veut dire que ma retraite est calculée sur seulement 60 % de mon salaire. »

Le salaire des vacataires est variable, en fonction de la charge de travail confiée par les directions régionales de l’Insee. Selon l’intersyndicale, la plupart des enquêteurs, qui ont plus de dix ans d’ancienneté, travaillent à temps partiel, 34 % effectuant moins d’un mi-temps. Le salaire moyen était, en 2009, de 850 euros mensuels, 10 % touchant moins de 420 euros. « Actuellement, les enquêteurs ont un statut de vacataires pigistes, explique la syndicaliste Julie Herviant. La direction de l’Insee s’était engagée à changer ce statut. Après deux ans de négociations, elle nous a annoncé qu’elle allait mettre en place un “CDI de pigiste” » dès la promulgation, début mars, de la loi Sauvadet, du nom du ministre de la Fonction publique.

Or, cette loi visant à réduire la précarité chez les fonctionnaires se retourne en fait contre les enquêteurs de l’Insee : « Cette loi est toujours mieux que rien pour les agents qui en bénéficieront, estime Julie Herviant. Mais le cas des enquêteurs est vraiment particulier. »

En effet, même s’il s’agit d’un contrat à durée indéterminée, la loi, « appliquée de manière immédiate aux enquêtrices et aux enquêteurs de l’Insee, les précarisera davantage » , dénonce l’inter­syndicale. Adette Etaix, qui est souvent en déplacement dans la banlieue de Grenoble, et l’une des rares enquêtrices à avoir un « CDI de pigiste » , précise : « Ce CDI ne nous protège en rien. Il ne garantit en aucune façon notre travail. Je n’ai toujours pas de congés payés. En termes de congés maladie, c’est une catastrophe. J’ai été arrêtée pendant quinze mois à la suite d’un cancer. Je devais vivre avec 500 euros par mois et très vite reprendre le travail. »

Avec ce CDI, « l’Insee ne nous garantit pas notre rémunération, et je serai privée de mon allocation-chômage. Je vais perdre 300 euros par mois, alors que certains mois je ne touche que 400 euros de salaire, se plaint Caroline Sénécal, qui sillonne les rues de Caen pour une enquête sur les sans-domicile. De plus, je dois me battre avec la direction régionale pour conserver ma charge de travail, même s’il y en a trop, tout cela pour maintenir un salaire décent. J’ai des amplitudes horaires énormes, mais je n’ai pas le choix. Des collègues qui n’ont pas cette charge de travail se retrouvent dans une grande précarité… »

Que nous demande-t-on pour être enquêteurs ?, interrogent les ­grévistes de Midi-Pyrénées : « Une culture générale développée, des compétences relationnelles, une adaptabilité quasi instantanée sur le terrain et une grande capacité à l’apprentissage » , dans des domaines aussi variés que l’économie et la sociologie. Pour l’enquête sur les sans-domicile, Caroline Sénécal se rapproche de structures comme le 115 : « Deux mois auprès des sans-domicile, c’est minant. Je dois aller dans les foyers d’urgence tout en n’étant pas travailleur social. J’ai même été agressée et séquestrée par un malade… On se déplace au domicile de personnes sans aucune garantie de sécurité. On est souvent confrontés à la violence verbale. »

Comme la plupart des vacataires, il est hors de question pour Caroline de signer un CDI de pigiste, « quitte à perdre entre 200 et 300 euros par mois du fait de la grève » . Pareil pour Adette Etaix. « Maintenant, j’en ai marre, lâche Salvador Cueto, le représentant syndical de la région toulousaine. On utilise notre ordinateur perso, notre bureau, on paye l’assurance de la voiture, tout est à nos frais ! On a passé plus de deux ans à l’élaboration d’une circulaire pour le passage en CDI des vacataires. Pour aller à Paris, j’avançais les frais de déplacement, je n’étais pas payé par l’Insee pendant ce temps puisque je ne pouvais réaliser des enquêtes. Et tout d’un coup, on ne discute plus ! »

Depuis dix ans, une trentaine de CDI pigistes ont déjà pu tester le peu de garanties offertes par leur contrat, témoigne l’intersyndicale, qui demande « la validation immédiate des avancées déjà obtenues sur leur futur cadre d’emploi, et la rémunération au niveau des autres agents de l’Insee, sans gel de salaire » . Sans être entendue par la direction de l’Insee : « La réunion prévue le 2 mars a été annulée par la direction, et le ministère ne nous reçoit pas sur ce sujet. Il tire sur la corde le plus possible en espérant que ces personnels dispersés et précaires ne pourront pas se faire entendre » , déplore Julie Herviant.

La syndicaliste ajoute que « toutes les enquêtrices ne sont pas grandes gueules, certaines ont peur de rétorsions. Dans beaucoup de cas, quand elles s’aperçoivent que leur charge a baissé, il est difficile de revenir dessus. L’Insee a alors beau jeu de dire que ce boulot a été donné à quelqu’un qui est aussi très précaire et a besoin du job… » .

Société Travail
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