Journée des femmes : le dilemme des intellos précaires

Une restauratrice du patrimoine, une journaliste pigiste, une graphiste : toutes prêtes à se reconvertir pour trouver un emploi stable. Témoignages.

Ingrid Merckx  • 8 mars 2012 abonné·es

Elles ont fait des études longues et/ou spécialisées. Elles aiment ce qu’elles font, possèdent un véritable savoir-faire et des années d’expérience : elles envisagent pourtant d’abandonner leur métier dans l’espoir de trouver enfin un emploi stable et rémunérateur. Parce qu’elles ont des enfants, parce que les loyers sont trop élevés, parce que, surtout, leurs professions ne sont pas assez reconnues dans une société qui ne valorise que la « production de richesses » sonnantes et trébuchantes. Parcours de femmes qui, sans être complètement précaires – elles ont un toit et de quoi vivre à peu près –, se trouvent précariqsées dans leur branche.

Marie, 31 ans

Restauratrice du patrimoine

On doit être une cinquantaine de restaurateurs de textiles en France, une profession récente. La plupart sont à leur compte, sinon ils sont contractuels dans les musées ou vacataires comme moi. Mais les postes de contractuels sont rares et il faut être coopté.

J’ai fait sept ans d’études, dont le master de conservation et restauration des biens culturels à la Sorbonne (Paris-I), sur concours. Auparavant, les restaurateurs du patrimoine gagnaient mieux leur vie. Mais les salaires stagnent depuis des années. Malgré plusieurs années d’expérience, je gagne 1 500 euros par mois.

Avant, les musées travaillaient avec les mêmes personnes, des relations de confiance s’instauraient. Aujourd’hui, par peur des « ententes », tout passe par appel d’offres ou mise en concurrence. Du coup, on passe beaucoup de temps à préparer des dossiers pour y répondre, et à se déplacer pour voir les œuvres. On travaille beaucoup à perte.

J’ai choisi ce métier pour son savoir-faire et son approche à la fois artistique et scientifique des œuvres : chacune fait l’objet d’une étude préalable puis d’un rapport indiquant les gestes réalisés, les produits utilisés… Et je tiens à ma mission vis-à-vis du patrimoine. Mais si, un jour, je me sépare de mon mari, lui aussi à son compte, comment me débrouiller avec ce salaire, à Paris, avec deux enfants ? Déjà, nous vivons dans un deux-pièces sans pouvoir déménager ni acheter un appartement… Je pense préparer un BTS informatique en alternance. Pourquoi l’informatique ? Si j’arrête la restauration, c’est pour un CDI à 2 000 euros !

Julie, 35 ans

Journaliste pigiste

Un jour, j’observais un Kenyan qui servait des plateaux-repas et je me suis dit : il préfère un boulot dévalorisé mais en France… Il me faisait penser à un lion qui aurait choisi de vivre en cage pour avoir sa pitance tous les soirs. Je sens que je vais devoir faire pareil. Je cherche simplement quelle cage. La voie royale, ce serait la communication. Mais j’aurais peur de déprimer. Je travaille surtout pour la presse féminine, je n’ai pas l’impression de faire un travail d’information essentiel, mais je tiens à la distinction avec la communication.

J’ai fait une hypokhâgne, une ­maîtrise de lettres à la Sorbonne et une école de journalisme à Paris. J’ai commencé à piger à la fac. J’ai assez rapidement obtenu des piges fixes et j’ai toujours bien gagné ma vie : entre 1 500 et 3 000 euros par mois. Il y a huit ans, déjà, j’ai vu le paysage de la presse se durcir avec la chute des annonces publicitaires. Je suis passée de la presse papier à l’audiovisuel et je fais maintenant le même boulot mais comme intermittente du spectacle.

J’ai 35 ans, deux enfants, mon mari est également à son compte. Ce qui veut dire : discontinuité de l’emploi, rentrées d’argent irrégulières, pas de congés payés, mutuelles à notre charge et des employeurs qui tombent les uns après les autres… Tant que tout va bien, ça va : on a un toit, de quoi vivre. Mais en cas de coup dur : une longue maladie, un divorce ? Je pense préparer les concours de l’enseignement. Ce qui me fait hésiter : les profs que je connais rêvent de se reconvertir… Par ailleurs, quand on a toujours été indépendante, intégrer une équipe est un drôle de défi !

Aurélie, 31 ans

Graphiste

Mon mari et moi sommes graphistes. Moi, j’ai fait l’École supérieure des arts et industries graphiques. On travaille depuis dix ans. Lui a été free-lance pendant trois ans. C’était l’enfer : des horaires intenables, plus de temps passé à la comptabilité et au démarchage des clients qu’à la création… Pour certains travaux, il n’a été payé que des années plus tard ! Aujourd’hui, il travaille pour une grosse entreprise pour 1 800 euros par mois, et moi pour une petite agence où je gagnais la même chose que lui tant que je pouvais faire des heures supplémentaires…

Puis j’ai eu un enfant et j’ai demandé à faire ces heures sup chez moi pour pouvoir aller chercher ma fille à la crèche : j’étais la première à faire un bébé dans la boîte, ils ont refusé. Du coup, mon salaire est tombé à 1 400 euros. Notre loyer est de 1 000 euros. Si l’un de nous se retrouve au chômage, ou si l’on veut un deuxième enfant, on devra trouver un logement moins cher. Quand j’ai dû prendre un congé parental parce que la crèche était en travaux, on a mangé des pâtes pendant cinq mois !

Je cherche un autre poste depuis deux ans. Mais dur d’en trouver un qui soit compatible avec les horaires d’un enfant, et le free-lance, sauf proposition en or, c’est-à-dire régulière, je m’y refuse. L’idéal serait d’intégrer le service de graphistes de la Ville de Paris. Sinon, je prendrai un autre boulot, n’importe quoi du moment que cela me permet d’être à 17 h 30 devant l’école. Je continuerai le graphisme pour moi, le soir, quand ma fille sera couchée…

Société
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