La pensée, bouffée d’air pur
Thomas Lacoste a rassemblé cinq années d’entretiens filmés avec les principaux intellectuels critiques français. Pour survivre sous Sarkozy.
dans l’hebdo N° 1195 Acheter ce numéro
Cela se veut un « kit de survie éthique et politique » . Pour « penser critique en situations de crise » . Le travail de Thomas Lacoste – pas moins de 47 films répartis sur neuf DVD, vingt-quatre heures au total – donne assurément à réfléchir, ouvre à la critique du temps présent. De gauche, s’entend. En ces temps de campagne électorale, marquée par une présence plus que discrète des intellectuels actuellement dans le débat public, cette somme d’entretiens avec quelques-uns des plus brillants et des plus incisifs de notre époque – il faut croire que l’Hexagone en compte encore ! – s’avère passionnante dans son contenu.
Les lecteurs de Politis retrouveront de nombreuses personnalités qui interviennent dans notre hebdomadaire ou en sont particulièrement proches, depuis la magistrate Hélène Franco jusqu’au philosophe Étienne Balibar, du président de la Ligue des droits de l’homme, Jean-Pierre Dubois, des sociologues Luc Boltanski, Christophe Charle et Bernard Lahire à la juriste Monique Chemillier-Gendreau, outre Jérôme Valluy, Christophe Dejours, Robert Castel, Laurent Bonelli, Emmanuel Terray, Robert Badinter, Patrice de Charrette, Danièle Lochak, Renaud Van Ruymbeke ou Pierre Lyon-Caen.
Une affiche plutôt somptueuse donc, qu’a regroupée, en interrogeant ces intervenants chacun séparément, Thomas Lacoste, jadis fondateur (dès 1994) de la remarquable revue bordelaise le Passant ordinaire , puis des Éditions du Passant, qui publièrent au cours des années 2000 les philosophes Étienne Balibar, Immanuel Wallerstein ou Guillaume Le Blanc. Le réalisateur avait également été, lors de la violente campagne présidentielle de 2007, initiateur et animateur du projet intitulé l’Autre Campagne, réunissant déjà de nombreux intellectuels critiques afin de recueillir des propositions concrètes et alternatives à celles d’une gauche institutionnelle (entendez le Parti socialiste) décrite comme « assoupie, aux protestations molles, feignant l’indignation pour mieux dissimuler l’indigence de ses propositions et son ralliement au conservatisme néolibéral » . C’était devenu un livre (paru début 2007 aux éditions La Découverte) mais aussi une première série de « films-entretiens », méthode affectionnée par Thomas Lacoste, où il recueillait les critiques et revendications des intervenants rencontrés alors. Ces entretiens filmés font aujourd’hui partie de ce coffret de neuf DVD, qui rassemble finalement l’ensemble de ceux que le réalisateur a continué d’enregistrer au cours des cinq années de (douloureuse) présidence Sarkozy. Il propose ainsi une sorte de panorama de la pensée critique en France depuis l’élection de mai 2007 jusqu’à la veille de celle qui a lieu dans quelques semaines.
Chaque DVD est consacré à un thème assez large (le travail et les luttes sociales ; l’enseignement et la recherche ; les étrangers, l’immigration et l’asile ; la justice et les libertés), chaque intervenant abordant dans son domaine de compétences propre une lecture et une analyse souvent très fines des grandes évolutions mais aussi des mesures gouvernementales adoptées au cours de la présidence Sarkozy.
Signalons la remarquable contribution de la magistrate Hélène Franco, ancienne secrétaire générale du Syndicat de la magistrature (SM), sur la justice des mineurs et les atteintes répétées aux principes protecteurs contenus dans une Ordonnance de 1945 honnie et modifiée à plusieurs reprises par la droite sarkozyste ces dernières années.
Plus généralement, outre la partie sur le travail avec de belles analyses du sociologue Robert Castel, c’est l’ensemble sur la justice et les libertés qui se révèle passionnant, plus historique, et qui revient sur les trois dernières décennies. Une place particulière est ainsi donnée à la création et au rôle – ô combien réformateur dans le monde judiciaire – du SM, notamment dans un remarquable entretien avec Robert Badinter (où il relate ses rapports parfois complexes comme garde des Sceaux avec ce syndicat, dont il épousait pourtant la majeure partie des positions, mais qui tenait à garder ses distances avec le pouvoir, fût-il socialiste et juste après 1981).
C’est en définitive une série d’entretiens qui travaillent en profondeur chacun des sujets, proposant un regard original et critique. Seule fausse note, ces dialogues filmés, l’interlocuteur toujours face à la caméra, pâtissent trop souvent d’un trop peu d’attention à la forme – en particulier au cadrage – de la part du réalisateur, visiblement davantage préoccupé par le contenu de l’échange avec l’intellectuel(le) rencontré(e). Dommage, car le travail sur le fond est réellement précieux pour notre époque !
Olivier Doubre