« Le joual a fait scandale »
Rencontre avec le Québecois Michel Tremblay, dont la pièce fameuse les Belles-Sœurs est adaptée en comédie musicale, et qui publie un nouveau roman.
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Le grand auteur québécois Michel Tremblay se rappelle à nous doublement. Au Rond-Point, une comédie musicale, Belles-Sœurs , tirée de sa pièce les Belles-Sœurs , est venue de Montréal ; ce spectacle joyeux et caustique de René Richard Cyr et Daniel Bélanger, qui réunit quinze comédiennes étonnantes, est une transcription moderne d’une pièce historique qui, par sa nouveauté, bouleversa le théâtre francophone en 1968. Cet auteur de théâtre, qui est également romancier, publie par ailleurs la Grande Mêlée, qu’il appelle « roman intercalaire », car l’ouvrage se situe à la croisée de ses deux vastes cycles, les pièces des Belles-Sœurs et les récits des Chroniques du Plateau-Mont-Royal.
En 1968, vous avez 26 ans, vous avez été ouvrier, vous êtes inconnu et vous faites exploser le théâtre québécois avec Les Belles-Sœurs…
Michel Tremblay : J’étais inconscient. Je ne connaissais personne dans le milieu. Mais une lecture au Centre d’essai des auteurs a été suivie d’un reportage à la télévision, ce qui a déclenché la création – hors saison, en août – dans le théâtre le plus conservateur de Montréal, le Rideau vert, habituellement consacré aux pièces de boulevard français. Auparavant, j’avais frappé aux portes pendant trois ans ! Dans ce théâtre du Rideau vert, des Français collabos et des Juifs exilés, ayant fui la France de la guerre et de la Libération, jouaient parfois ensemble du Marivaux, tout en connaissant le passé de leurs partenaires. J’ai essayé d’enquêter sur ces acteurs-là, mais j’ai rencontré beaucoup de silence !
Quoi qu’il en soit, à l’époque, toute culture digne de ce nom venait d’ailleurs. Dans les décennies 1940-1950, quelques grands auteurs québécois, Gratien Gélinas ou Marcel Dubé, nettoyaient leur langage pour éviter la censure. Mais après deux cent cinquante ans de torpeur, on passait de ce qu’on a appelé « la grande noirceur » à ce qu’on allait baptiser « la révolution tranquille ». La télévision avait acheté tous les stocks du cinéma français et du cinéma italien doublé en français.
Imaginez le choc que peut causer la Strada de Fellini sur un adolescent de 14 ans confiné dans cette société fermée ! Certains mots, même chez Pagnol, étaient censurés, tel « cocu ». Et il y a eu l’Exposition universelle de 1967, qui a aussi changé beaucoup de choses.
Avec les Belles-Sœurs , j’ai voulu rendre hommage au langage de ma mère et de mes tantes, le joual. Le joual vient du mélange du parler montréalais, des mots anglais que rapportaient les ouvriers quand ils rentraient de leur travail, et des distorsions qu’opéraient les femmes en écrivant les mots de leur mari. C’était une critique de la société de consommation, puisqu’on donne à l’une des femmes un million de timbres commerciaux (gagnés à un jeu) à coller dans un catalogue, au lieu de lui offrir un seul timbre d’un million.
J’ai mis là quinze femmes dans une situation absurde, parce que je veux toujours éviter le réalisme. Ce qui a fait scandale, c’est ce langage qu’on n’avait jamais entendu au théâtre, et qu’il y ait quinze femmes sur la scène. Cela ne s’était jamais vu ! Aujourd’hui, le joual, c’est fini. Nous sommes éduqués ! Je n’écris plus en joual, mais en québécois.
Comment réagissez-vous à cette transposition en comédie musicale ?
J’avais donné carte blanche à René Richard Cyr et à Daniel Bélanger. J’ai été ravi par les premières chansons qu’ils m’ont fait entendre. Cela donne un nouveau souffle à la pièce. Les choses drôles sont plus drôles, et les choses dramatiques plus dramatiques, grâce à la musique.
Il y a toujours eu un malentendu entre votre théâtre et le monde théâtral français.
Les seuls endroits où je ne suis pas joué sont les pays francophones. Ici, je ne suis pas jouable ! Vous avez un accent, nous en avons un autre. Les comédiens du Québec apprennent à parler un français international, mais les acteurs français auraient besoin de trois ans d’apprentissage pour maîtriser notre accent ! Certaines de mes pièces sont tout de même jouées en français, comme Albertine, en cinq temps, les Anciennes Odeurs, À toi, pour toujours, ta Marie-Lou !
Quand les Belles-Sœurs sont venues à Paris avec l’équipe de la création, à l’Espace Cardin, Madeleine Renaud m’avait demandé de penser à elle, en me disant : « Nous n’avons pas d’auteurs qui écrivent pour les femmes. » Mais je ne pouvais écrire pour elle. Évidemment, quand mes pièces sont traduites, on ne traduit pas le langage, mais l’histoire. C’est le problème des auteurs qui écrivent le langage de leur ville : Pagnol, Osborne, Tennessee Williams…
Vous êtes un peintre de la femme et aussi des gays. Vous considérez-vous comme un militant gay ?
Mon coming-out date de 1975 ! J’ai essayé de militer sans tomber dans les excès de certains partisans. Dans mes pièces et mes livres, je tente de faire en sorte qu’on accepte l’humanité avant tout. Mon roman le Cœur découvert , centré sur un amour homosexuel, est lu par toutes sortes de lecteurs. Au Québec, le mariage homosexuel et l’homoparentalité sont légaux. Je ne suis pas spécialement attaché au mariage, mais il est important que les gens aient le choix.
Vous êtes toujours fils d’ouvriers ou vous l’avez un peu oublié ?
Je suis né au milieu des femmes des Belles-Sœurs . Plus on chercherait à renier son milieu d’origine, plus on y resterait. J’ai quitté l’école à 16 ans pour travailler dans une imprimerie. Je suis la personne la plus chanceuse que j’aie rencontrée dans ma vie ! Quand je suis allé à Toronto pour ma première pièce traduite en anglais, j’avais l’impression que c’était la pièce d’un autre.
Auteur de théâtre, vous êtes devenu romancier. Par quel cheminement en êtes-vous arrivé à écrire cette œuvre volumineuse ?
Après avoir écrit le Cycle des Belles-Sœurs , je n’avais plus rien à dire. J’ai arrêté pendant un an et demi. Puis j’ai pensé à rajeunir mes personnages. Je me suis demandé comment ils étaient avant de devenir les individus et les monstres de mon théâtre. Et j’ai écrit peu à peu les nombreux volumes des Chroniques de Montréal . Mes maîtres sont les auteurs français et anglais du XIXe siècle, et les romanciers d’Amérique du Sud : Garcia Marquez, Donoso. De ces derniers, j’ai appris à ajouter du fantastique pour ne pas rester dans le réalisme.
En fait, j’ai écrit beaucoup de romans courts. Balzac a écrit la Comédie humaine en dix-huit ans, Zola les Rougon-Macquart en seize ans. Eux, c’étaient des gens qui écrivent !