Le réel saisi dans ses frontières
La nouvelle édition du festival Cinéma du réel ouvre ses portes à Paris ce 22 mars. Une programmation internationale exigeante.
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Quelque part au Bénin. Un village ordinaire. Avec ses baraquements, son terrain de foot, son école, son bloc administratif. Des tourterelles viennent picorer ce qu’il reste à croûter. Des bidons d’eau n’attendent que d’être remplis. Dans un salon de coiffure, des posters de Samuel Etoo, de Didier Drogba. On bricole un poste de radio, on balaye les allées, on creuse des sillons, on plante.
À côté de gosses qui jouent, font du vélo, des hommes et des femmes construisent des maisons. Foulée puis malaxée, la terre glaise sert à la construction. C’est l’occupation principale de ce camp d’Agamé abritant des réfugiés togolais, qui travaillent à transformer le « site » en véritable village. Une activité incessante qui s’avance dans la hantise d’un nouveau départ. En attendant, bâtir rassure, comble les béances. Jean-Frédéric de Hasque s’épargne tout commentaire. Il filme la réalité telle qu’elle est. Âpre.
Changement de décor. De température aussi. Dans un autre quelque part. Au Québec. Denis Côté a choisi de planter sa caméra du côté d’un zoo. À chaque bête son enclos, sa cage. De quoi tourner en rond pour un lama, un bison, un orignal. Des animaux sauvages qui semblent tantôt perplexes, tantôt sidérés, extirpés de leur milieu naturel pour un autre environnement. Un Bestiaire poétique sorti d’un cabinet de curiosités, avec ses animaux, ses surveillants, ses soigneurs, cohabitant sans jamais échanger un mot.
Parmi d’autres films, le Camp et le Bestiaire sont présentés en compétition internationale dans cette nouvelle édition de Cinéma du réel, festival consacré au documentaire (avec près de deux cents films) et dont la réputation d’excellence n’est pas usurpée. Une édition dont l’angle pourrait être la frontière, au sens large.
Les frontières, ce sont celles que représente la construction de maisons dans ce village du Bénin, derrière lesquelles une population se protège. Celles qui séparent le monde animal de l’homme dans le Bestiaire. Celles encore qu’il faut parvenir à dépasser, à franchir, dans Génération orchestre, du Portugais João Miller Guerra, également en compétition, consacré à un orchestre constitué d’adolescents tous issus d’horizons sociaux difficiles, chacun portant son poids de pataquès familial, lourd et épais, chacun faisant l’apprentissage de la musique et celui, parallèlement, du vivre-ensemble.
L’intérêt de Cinéma du réel est aussi de présenter une compétition internationale de premiers films. Qui ne manquent ni d’attraits, ni de fond, ni de rigueur esthétique – ni de frontières. Ainsi Five Broken Cameras, d’Emad Burnat et Guy Davidi. Burnat filme son village de Bil’in, en Cisjordanie, depuis quelques années, depuis la naissance de son fils cadet, en même temps que se dresse le « mur de séparation ». Il filme et livre en voix off, interrompue par le bruit des roquettes, la chronique d’un territoire qui dérouille. Qui compte ses morts, ses blessés. Au fil des années de tournage, au cœur du conflit, Emad Burnat a cassé cinq caméras.
Autre frontière, celle que marque le comptoir d’une pharmacie de Vancouver où des patients viennent chercher leur dose de méthadone. East Hastings Pharmacy, d’Antoine Bourges, se divise en champs et contrechamps sur la pharmacienne et les clients. On décline son nom, on signe un registre, on avale sa dose devant le visage imperturbable mais jamais froid de la pharmacienne. Ni jugement ni morale. Pas d’empathie non plus. On repart sans traîner. Sans commentaire.
Le fond sonore ne repose guère que sur la circulation, le vroum des voitures parcourant l’asphalte, la sonnerie de la pharmacie, les mots échangés entre toxicomanes dans la file d’attente. On refait la vie au bout des petites phrases, on jette un coup d’œil sur le poste de télévision. Aux champs et contrechamps s’ajoutent des plans rapprochés sur les cachetons, la pause-déjeuner autour d’un sandwich. Un dispositif efficace, qui rend compte d’une humanité, avec toutes ses tensions.
À côté de ces premiers films remarquables, le cinéma de Raul Ruiz, décédé l’été dernier, jouit d’une rétrospective. Des courts et des longs-métrages, des films rares. Aux frontières de la fiction.
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