Les moujiks avec Poutine
Quasiment certain d’être élu le 4 mars grâce au soutien inconditionnel des populations rurales, l’actuel Premier ministre s’en prend tout de même à la fragile presse libre. Qui s’accroche.
dans l’hebdo N° 1192 Acheter ce numéro
L’administration de Vladimir Poutine vient de couper les ailes à Écho de Moscou , qui se permettait de critiquer le candidat à l’élection présidentielle. Cette radio au ton très libre a également diffusé un feuilleton satirique, le Citoyen poète , qui se paye chaque lundi la tête du Président et du Premier ministre, et raille leurs compromissions avec les nouveaux riches bling-bling du régime.
Le succès de cette émission auprès de la classe moyenne russe est tel qu’elle est devenue insupportable politiquement pour Poutine et sa clique. La radio est sous contrôle de Gazprom, société d’État qui gère l’essentiel du gaz russe et quelques banques, si bien que les responsables et les journalistes, qui sont accusés de trahir les intérêts de la Russie, sont contraints de baisser d’un ton. Ils s’attendent à un « remaniement » de tout le personnel après l’élection.
Le journal Novaïa Gazeta [^2], très lu par l’opposition démocratique, a été privé la semaine dernière de tous ses moyens financiers. Une inspection financière contre le milliardaire Alexandre Lebedev, qui partage avec Mikhaïl Gorbatchev le pouvoir au sein du journal, a débouché sur le blocage des comptes de celui-ci. Impossible de payer l’imprimerie ou les salaires des journalistes. Le rédacteur en chef, Dmitri Mouratov, est résolu à ne pas laisser tomber, mais comment ? Il compte pour l’instant sur les convictions de son équipe pour continuer à sortir le journal le plus longtemps possible.
Aucun des membres de Novaïa Gazeta n’a oublié le meurtre impuni commis contre leur collègue Anna Politkovskaïa en octobre 2006. Ni, quelques mois plus tôt, le mystérieux empoisonnement d’un autre membre de la rédaction. Deux morts parmi la trentaine de journalistes assassinés depuis l’arrivée de Poutine au pouvoir…
Plus grand-chose ne peut donc s’opposer à la propagande du Kremlin pour convaincre les Moscovites et les habitants des grandes villes de réinstaller Vladimir Poutine à la tête du pays. Le 22 février dernier, le pouvoir a ainsi réussi à rassembler 100 000 personnes à Moscou. Ces manifestants à la solde du régime étaient venus en train et en bus affrétés spécialement. Les télévisions d’État et les chaînes privées avaient minutieusement préparé l’événement.
Après les manifestations anti-Poutine de décembre 2011 et de janvier 2012, les médias audiovisuels avaient bien poussé l’audace jusqu’à faire apparaître quelques pâles opposants, mais rien qui puisse faire le poids face au matraquage officiel.
Chacun sait que l’inusable Gennadi Ziouganov, qui dirige depuis depuis 1992 le parti communiste, continuera à animer « l’opposition de sa majesté ». Le petit écran accorde la plus grande place à un autre candidat, Mikhaïl Prokhonov, qui occupe la fonction de repoussoir puisqu’il est probablement l’homme le plus riche de Russie. Les deux autres candidats, Vladimir Jirinovski et Sergueï Mironov, ne cachent pas qu’ils souhaitent que Poutine soit encore plus autoritaire et nationaliste.
Vladimir Poutine n’a plus que deux obstacles sur la route de sa réélection : il doit limiter l’abstention et convaincre un nombre raisonnable de citadins, essentiellement ceux de Moscou, de Saint-Pétersbourg et de la dizaine de grandes villes où grogne la classe moyenne, de lui donner encore une chance.
Dans les campagnes et la Russie « profonde », la messe est dite puisque le Président bénéficie encore d’au moins 70 % d’opinions favorables, selon quelques sondages récents. Vladimir Poutine demeure le tsar des isbas, des villages et des petites villes, là où la population pauvre vient d’être durement touchée par un hiver très rude.
Dans les bourgs et hameaux de la région de Samara [^3], notamment dans le petit village de Krakovo, au cœur de la Russie, des journalistes russes rapportent que « la foi en Poutine ne vacille pas, les gens aiment cet homme fort, ce type qui chasse, pêche et monte à cheval avec un couteau à la ceinture. Ils vivent dans un autre univers, loin d’Internet, qui reste l’apanage de la classe moyenne et des intellectuels, puisque seuls 45 % des foyers russes y ont accès. Ils survivent dans un autre monde, dur, hostile, et ils n’ont confiance que dans leur tsar et leurs popes. Ils voteront pour leur idole, pour celui qu’ils considèrent comme un sauveur de la Russie » .
Plus loin encore, en Sibérie, près des rives du lac Baïkal, depuis la presqu’île d’Olkhon où il passe quelques jours à pêcher dans la glace, Alexeï Goncharov, prof de français à l’université des langues romanes d’Irkoutsk [^4], explique qu’il ne reviendra pas pour voter : « À quoi bon ? Les jeux sont faits. Une poignée de travailleurs intellectuels, même avec le secours des membres de la classe moyenne qui n’ont pas la trouille, ne va rien changer ! Dans les villages du coin, les Bouriates [^5] et les Russes vont voter pour le chef, ils sont d’un autre siècle. Ici on ne se déplace pas en 4 x 4, sauf dans le centre d’Irkoutsk, mais en side-car ! Comme au siècle dernier. Le communisme n’a rien changé aux mentalités. On va apporter une urne qui va se promener d’une isba à l’autre dans la région pendant deux jours ! De toute façon, ici, Poutine gagnera sans triche. Pour le moujik d’à côté, Internet, c’est juste du porno, la télé lui explique ça tous les jours. Les voix volées dans les campagnes compenseront celles qui manqueront en ville. À mon retour, mon abstention me vaudra des remarques et pas d’avancement. À deux ans de la retraite, ce n’est pas grave. »
Une autoroute s’ouvre donc à Vladimir Poutine jusque dans les années 2020. Il pourra faire ce qu’il veut. Réduire encore les libertés et soutenir le carnage en Syrie, par exemple…
[^2]: Entre 150 000 et 200 000 mille exemplaires distribués (difficilement) trois fois par semaine.
[^3]: Grande ville de 1,1 million d’habitants sur les bords de la Volga, dans le centre de la Russie.
[^4]: Ville de 700 000 habitants située à 60 km du lac Baïkal.
[^5]: Minorité locale asiate et bouddhiste.