Tarnac : « On a créé un fantasme de terrorisme »
Le journaliste David Dufresne a enquêté pendant trois ans sur les dessous de « l’affaire Tarnac ». Entretien sur un livre choc.
Comment expliquer que, trois ans et demi après le sabotage des lignes SNCF de novembre 2008, « l’affaire Tarnac » connaisse encore des rebondissements ?
David Dufresne : Le scénario écrit ne s’est pas déroulé comme prévu. Cette affaire est représentative des méthodes employées par l’antiterrorisme. Le hic, c’est d’avoir mis des moyens aussi énormes pour surveiller des militants. Des gens radicaux, certes, pas des colleurs d’affiche. Mais, trois ans et demi après, cela paraît totalement déloyal et injustifié.
Pourquoi les « 10 de Tarnac » et leur entourage continuent-ils à être inquiétés ?
Dans de nombreuses affaires, des personnes placées en garde-à-vue sont relâchées… pour voir qui elles vont contacter. C’est souvent après la garde-à-vue que la véritable surveillance commence. Les Tarnac sont toujours surveillés dans l’attente d’un faux-pas, de n’importe quoi qui viendrait justifier les soupçons policiers. Mais juger les gens sur ce qu’ils ont pu devenir quatre ans après les faits, c’est intenable.
D’où le lien que vous faites, en exergue, avec l’auteur de science-fiction Philip K. Dick et sa nouvelle Minority Report ?
Tout le spectre de la société est aujourd’hui sommé de montrer patte blanche, et papiers, avant de mettre le nez dehors. K. Dick a imaginé, en 1956, une police dont l’action se fonde sur des prédictions, la « Précrime ». Aujourd’hui, Bernard Squarcini, patron de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), parle de « pré-terrorisme ». Dans le cadre du terrorisme, le besoin d’agir en amont n’est pas absurde : si l’attentat a lieu, il est trop tard pour sauver des gens. Mais à propos de Tarnac, c’est absurde. D’autant que, quand je demande à Squarcini quand débute un « commencement », ses réponses restent floues.
En quoi cette affaire est-elle un épisode-clé du quinquennat ?
Elle se fait sous le règne de Nicolas Sarkozy avec, à la manœuvre, la DCRI, son grand enfant, fusion de la Direction de la surveillance (DST) du territoire et des Renseignements généraux (RG). Il la présente comme un « FBI à la française » et place à sa tête un homme à lui, Bernard Squarcini. La première grosse affaire, Tarnac, tourne au fiasco. Elle illustre à quel point la police est transformée en bras armé du politique. Celle-ci agit sur ordre, très vite et de manière spectaculaire : 150 policiers sont envoyés de Paris dans un petit village. On est vraiment dans le marketing de la peur.
Est-ce complètement nouveau ?
Ce n’est pas le travail de Nicolas Sarkozy seul, on hérite aussi de ce qui s’est passé ces quinze dernières années. La gauche a fait « aussi bien » avec les Irlandais de Vincennes ou les écoutes de l’Elysée. Le trait de l’époque, c’est cette imbrication des pouvoirs : politique, judiciaire, policier et médiatique. Alors qu’il devrait y avoir des contre-feux, tout cela marche d’un seul pas pour faire plaisir au prince, qu’il soit président, ministre, ou rédacteur en chef.
Par ailleurs, ce genre d’affaires se déroule dans une relative indifférence. Défendre les libertés est devenu un luxe. Dès qu’on critique le système sécuritaire, on est exclu du débat. C’est pourtant en période de crise qu’il faut être vigilant car c’est là que les lois les plus dures passent. En 2008, on a créé un fantasme de terrorisme. Je dis « fantasme » parce que, jusqu’à présent, il n’y a aucune preuve matérielle de terrorisme. Et si on veut discuter de pré-terrorisme, on n’est pas nombreux…
Vous décrivez un groupe d’action partagé entre une action locale à Tarnac et une action politique plus large contre les politiques migratoires et anti-G8. Que représente ce groupe ?
Le nommer, c’est rentrer dans une logique policière. Je dirais que ce sont des activistes, des radicaux, des penseurs, des militants… Quelque chose qui n’est pas défini et que ce n’est pas à moi de définir. Je les appelle : « les Tarnac ».
Qu’est-ce qui vous a mis la puce à l’oreille : le sentiment d’une injustice ou le soupçon d’une instrumentalisation ?
Les premières rencontres avec les gens de Tarnac, les indiscrétions de flics qui me disaient que l’histoire n’était pas aussi belle que ce qu’on racontait… Surtout, cette arrestation spectaculaire dans le village le 11 novembre 2008. Je me suis dit : « C’est une mise en scène énorme ! » Mais je ne me doutais pas que le problème était si profond.
Comment vous êtes vous positionné en marge de ce « grand magasin de l’antiterrorisme » auquel la presse a participé ? On se souvient de la une de Libé **: « L’ultra-gauche déraille »…**
Quand j’ai commencé à enquêter, je travaillais pour Mediapart. Puis j’ai souhaité quitter la rédaction pour me consacrer entièrement à cette enquête. Pendant trois ans, j’ai vécu de piges, d’un documentaire, Prison Valley , et de la fabrication de sites internet locaux… Je ne veux pas jouer le donneur de leçons, ni juger les confrères, mais Tarnac aurait été l’occasion d’un examen de conscience de la part de la presse.
À quels obstacles vous êtes-vous heurtés ?
Le plus dur a été d’assumer la solitude, le choix de ne pas partager les informations dont j’étais détenteur. C’était indispensable mais difficilement tenable dans certaines situations. Et désagréable, car tout le monde, légitimement, se méfie de vous.
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