Abstention : péril chez les jeunes

L’abstention s’accroît en France depuis vingt-cinq ans. Un livre tente d’en comprendre les raisons profondes.

Olivier Doubre  • 19 avril 2012 abonné·es

Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen se livrent dans leur ouvrage à une analyse détaillée de l’abstention en France, qui touche d’abord les jeunes des milieux populaires, et met notamment en cause l’alternance quasi-systématique et sans véritable rupture gauche/droite.

Vous écriviez dans une tribune parue dans le Monde du mardi 10 avril dernier : « Les déterminismes sociaux de la participation [électorale] n’ont jamais été aussi puissants ». Pourquoi ?

Jean-Yves Dormagen : La progression de l’abstention que l’on enregistre depuis près de vingt-cinq ans accroît les inégalités sociales de participation électorale. Il faut bien comprendre que les classes d’âge et les classes sociales sont inégalement politisées. Ce sont les plus jeunes, les moins diplômés, les plus précaires qui nourrissent principalement la progression de l’abstention. À l’inverse, lorsqu’une élection est très mobilisatrice, comme la dernière présidentielle en 2007, les écarts de participation entre classes d’âges ou entre classes sociales se réduisent considérablement, jusqu’à devenir marginaux.

Est-ce que cela a toujours été le cas ?

Céline Braconnier : Non, c’était moins vrai jusqu’au début des années 1980. Les inégalités démographiques et sociales de politisation existaient déjà. Mais le mouvement ouvrier organisé, en premier lieu le PCF, contribuait à compenser ces inégalités et surtout à réduire leurs effets. Dans cette perspective, la quasi-disparition des militants de quartier et des militants d’usine nous paraît représenter l’un des principaux facteurs explicatifs du basculement dans une abstention de plus en plus massive des milieux populaires.

Qui s’abstient le plus en France ?

J.-Y. D. : Les milieux populaires, les non-diplômés, les plus précaires et les plus jeunes. C’est l’âge le plus déterminant. Lors des dernières élections municipales, en 2008, la différence de participation entre les moins de 35 ans et les plus de 45 ans dépassait les 30 points ! C’est tout à fait considérable.

Quelles conséquences sur le duel gauche-droite ?

J.-Y. D. : Sociologiquement, l’abstention paraît défavorable à la gauche. Mais la tendance à une composition plus interclassiste des électorats limite son impact sur les rapports de forces. Tous les « grands candidats » s’appuient aujourd’hui sur des conglomérats électoraux composés de segments dont certains sont très participationnistes et d’autres très abstentionnistes. En revanche, la composition par âge continue à être plus clivée : la gauche est forte chez les jeunes, tandis que l’UMP est largement majoritaire chez les plus âgés. C’est un avantage concurrentiel pour Nicolas Sarkozy. J’ai tenté d’en mesurer les effets à partir d’une simulation – encore assez expérimentale – des conséquences potentielles de l’abstention sur le prochain scrutin. J’en arrive à la conclusion qu’une abstention de 35 % pourrait rapporter jusqu’à 4 points à Nicolas Sarkozy le 6 mai prochain.

Doit-on craindre une abstention importante à ce premier tour de la présidentielle ?

C. B. : Il est très difficile d’anticiper le volume de l’abstention. Il est déjà compliqué de mesurer par déclarations des intentions de comportement ; il est encore plus difficile de mesurer des intentions de ne pas agir, surtout lorsque cette non-participation demeure stigmatisée, car en contradiction avec l’image de la bonne citoyenneté. C’est pourquoi on enregistre plus de 10 points d’écart dans les chiffres de la participation des différents instituts de sondages pour le 22 avril. On ne prend cependant presque aucun risque en annonçant qu’elle sera largement supérieure à celle de 2007.

Pourquoi la mobilisation électorale dépend-elle aujourd’hui « de l’intensité des campagnes » ?

C. B. : Parce que les « électeurs captifs » sont aujourd’hui moins nombreux que par le passé. Toutes les évolutions, d’ordre politique ou sociologique, vont dans ce sens. On peut citer le désenchantement produit par la mécanique de l’alternance quasi-systématique gauche/droite depuis 1981, l’impression que l’économique l’emporte sur le politique, la montée de l’individualisme… En conséquence, la participation est devenue de plus en plus dépendante d’une intense médiatisation ; et elle peut être massive quand l’élection met aux prises des candidats susceptibles d’incarner un projet de « rupture », ou, si l’on préfère, une alternance qui soit porteuse de réelles alternatives. Seul ce type d’élection est en capacité d’activer des mécanismes d’entraînement des plus politisés vers ceux qui le sont moins au sein des familles, des cercles amicaux, au travail. Or, c’est indispensable pour opérer la mobilisation vers les urnes des plus indifférents et des plus sceptiques.

Vous aviez dit que la France était une « démocratie de l’abstention ». Est-ce toujours exact ?

C. B. : Nous avions écrit que la « démocratie de l’abstention » correspondait à un moment de notre histoire politique. Et nous disions que cela était déjà largement le cas au tournant des années 2000, dans certains quartiers populaires et lors de la plupart des scrutins. Les dernières séquences électorales paraissent depuis confirmer que la France devient toujours plus une « démocratie de l’abstention ».

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