Jihadisme des uns et jihadisme des autres
dans l’hebdo N° 1197 Acheter ce numéro
Il y a dix-sept ans déjà, l’explosion d’une bombe dans la station Saint-Michel du métro parisien avait confronté la France à la violence terroriste. Dans les interstices d’un discours dominant très unilatéral, j’avais éprouvé le besoin de rappeler que plus encore que le poseur de bombes, qu’il fallait traquer sans relâche, il convenait de démanteler la machine sociale et politique qui fabriquait de si terribles individus (« La recette du poseur de bombes » (http://algeria-watch.de/farticle/Burgat2.htm).
Depuis que l’identité de Mohamed Merah est connue, une étrange sensation de déjà vu s’est imposée. Sur des plateaux de télévisions qui penchent massivement dans le même sens, la cohorte des experts auto-proclamés du terrorisme et de la culture (« salafiste ») de « l’Autre » égrènent une litanie culturaliste qui, curieusement, épargne un non-dit pourtant essentiel. Pour décrypter les ressorts de la radicalisation de quelques dizaines de citoyens de confession musulmane (dans des circonstances fort troublantes, compte tenu de la proximité de l’agresseur avec les services de sécurité de plusieurs pays), ils s’avèrent incapables de mobiliser d’autre hypothèse que celle de l’instrumentalisation criminelle d’un dogme (musulman) jugé au demeurant déjà plus ou moins suspect en temps normal. Experts criminologues et néo-orientalistes spécialistes des « maladies de l’Autre » tournent, sans jamais l’aborder, autour d’un indicible qui tient pourtant en peu de mots : une part au moins de la responsabilité des actes inqualifiables de Mohamed Merah repose sur les épaules de la société qui l’a fabriqué.
Pour prémunir les Français de tels traumatismes, tout devrait donc inciter à identifier urgemment les germes d’une si funeste radicalisation. Or ces germes ne naissent pas, tant s’en faut, des seules erreurs d’interprétation du livre saint des Musulmans. Et les conditions de leur croissance sont loin d’être étrangères à l’environnement où ils se développent. Qui veut quitter quelques instants le confort de l’inusable référence au « salafisme » de Merah trouve bien vite la piste du profond déficit de représentation d’une large partie de la communauté musulmane française. Certains politiciens, incapables d’aller les chercher ailleurs, ont pris le parti de souffler sur la braise des peurs populaires à la recherche des voix que la crédibilité de leur programme social leur interdit de mobiliser. On joue donc cyniquement en France la carte de l’instrumentalisation électoraliste des malentendus divers liés aux questions du port du voile, des caricatures du prophète, des rites alimentaires ou des lieux de prière. Mais le dualisme du traitement des
Musulmans de France est plus encore flagrant sur le terrain de la politique que mènent dans le monde musulman les dirigeants de leur pays.
Alors que la République autorise les solidarités transnationales militantes des uns, elle criminalise en effet indistinctement celles des autres. Exemple particulièrement emblématique : en toute légalité républicaine, un citoyen français peut aujourd’hui partir endosser l’uniforme de l’armée israélienne et, dans des territoires palestiniens dont le droit international certifie pourtant qu’ils sont occupés parfaitement illégalement, déchirer de ses balles, en toute impunité, la chair de ceux que révolte la violence d’une telle occupation. Tel autre citoyen tout aussi français décide-t-il en revanche de prendre – autrement que par des mots – la défense de ceux-là, ou encore, de l’Irak à l’Afghanistan, de partir combattre aux côtés de ses coreligionnaires qui se font massacrer dans des guerres dont la légitimité est désormais ouvertement contestée ? Celui-là, la fatwa de la légalité républicaine hexagonale le guette : c’est un « fou de Dieu » ! Soutien complaisant, jusqu’à une date très récente, à la répression conduite par des dictateurs dont on s’aperçoit aujourd’hui qu’ils étaient unanimement rejetés par leur peuple, encouragement plus aveugle encore au bellicisme de l’Etat hébreu, engagement militaire perdu en Afghanistan, les terrains sont nombreux sur lesquels l’avis, si avisé soit-il en train de se révéler ici et là, d’une large partie des Musulmans de France ne dispose d’aucun espace d’expression légal.
Sur nos plateaux de télévision, comme à la une de nos hebdomadaires, toutes tendances politiques confondues, dès lors que culture ou société musulmanes croisent la route de l’actualité, le pluralisme a en effet de longue date cédé la place au règne de la voix du plus fort et des innombrables affidés qu’il fabrique pour la conforter. C’est ainsi que se banalise une atmosphère insidieuse où le « jihadisme des uns », voire leur penchant avéré à puiser eux-aussi dans la théologie la justification de leur bellicisme, ne mobilise aucunement la même réprobation que le « jihadisme des autres ». Les conséquences de cette contre-performance manifeste des institutions représentatives et des medias, rarement soulignée en tant que telle, sont à terme extrêmement lourdes : le fait que la table du « vivre ensemble » français ait un pied musulman plus court que les autres nuit gravement à l’équilibre général. Les sociétés où la souffrance, les vécus, la voix, l’histoire, l’humanité des uns ne pèse pas autant que ceux des autres, les sociétés où la violence des uns ne suscite pas la même émotion ou la même réprobation que celle des autres, fabriquent inévitablement des individus du type de Merah. Ceux-là sont tentés d’emprunter le raccourci d’une contre-violence aussi aveugle que celle dont ils estiment que les leurs sont victimes. Ils tueront les symboles de l’institution militaire par laquelle, à leurs yeux, l’injustice et la souffrance sont exportées en Afghanistan. Ils tueront des enfants pour en venger d’autres, tout aussi innocents, empruntant sa folie meurtrière à Robert Bales, l’assassin américain des enfants afghans, histoire à leurs yeux de rétablir l’équilibre de la souffrance que l’Etat leur paraît échouer à préserver.
La réponse de la République a pris un tour seulement répressif qui passe par un contrôle accru des cyber-espaces où s’expriment les protestations. En réduisant un peu plus encore l’expression de la contestation, elle va de toute évidence aggraver la crise qu’elle dit vouloir résorber. « J’ai un ordinateur et une épée » a sans surprise commenté l’un des adeptes de ces sites qu’il sera bientôt interdit de fréquenter. « Que celui qui veut me retirer mon PC ne vienne pas se plaindre demain qu’il ne m’a laissé que l’épée ».
Dans les interstices étroits de la dérive sécuritaire et électoraliste dans laquelle s’enfonce la République, des remèdes de fond doivent être trouvés pour rétablir le socle français du vivre ensemble. De Toulouse à Gaza, il en va non seulement de la survie de nos principes mais, tout autant, de celle de nos enfants.
PS : L’affaire du Métro St Michel a depuis lors livré ses secrets, qui n’ont malheureusement été que trop parcimonieusement rendus publics. On sait aujourd’hui avec certitude que, comme lors de l’assassinat des moines de Tibéhirine, ce sont les services algériens, alors en pleine coopération avec tous ceux qui, en France, les aidaient à éradiquer le parti vainqueur des urnes de décembre 1990, qui ont été les donneurs d’ordre de la machine de mort.