Le ticket du Qatar

Avec deux chaînes sport en France, Al Jazeera devient empire médiatique. Avec beaucoup d’ambiguïtés.

Xavier V. Rinaldi  • 5 avril 2012 abonné·es

LVMH, Lagardère, le PSG, les droits télé de la Ligue 1, les banlieues françaises, le Royal Monceau… Le Qatar est un robinet d’où l’argent coule à flots. Dans ce pays de la taille de la Corse, Al Jazeera, signifiant l’île en arabe, est la seule création originale. Un groupe de médias important qui proposera en France à la rentrée deux chaînes consacrées au sport, chapeautées par Charles Biétry : BeIn Sport 1 et BeIn Sport 2.

Le Qatar abrite deux millions d’habitants, dont 90 % d’étrangers. Premier exportateur mondial de gaz naturel liquéfié, il possède cent cinquante ans de richesses à venir. Un émirat où le port du voile n’est pas obligatoire, condamnant l’homo­sexualité à cinq ans de prison et 90 coups de fouet, expulsant les séropositifs. Dans le chantier permanent de Doha, sans trottoir et ensablé, en réalité loin de la carte postale véhiculée, se dressent les studios d’Al Jazeera.

En 1996, après le coup d’État de l’émir actuel, Hamad al-Thani, contre son père, Al Jazeera arabophone est créée. Sa mission est claire : transformer des populations arabes disparates en une opinion publique. Elle invite des ministres israéliens et des Américains tenants du sionisme, des oulémas, et offre à Youssef al-Qaradâwî, ancien des Frères musulmans et prédicateur sunnite controversé, la présentation de l’émission « La Charia et la vie ».

Après le 11 Septembre, Al Jazeera est l’unique télévision autorisée à travailler en Afghanistan. Elle diffuse les cassettes de Ben Laden, l’exécution de Saddam Hussein, inscrit le bandeau « Invasion de l’Irak » quand partout est affichée une « intervention américaine ». Elle dérange, jugée « vicieuse, inexacte et inexcusable » par les autorités américaines. Aujourd’hui encore, la chaîne n’est proposée que dans une infime minorité des bouquets du câble américain.
En 2006, Al Jazeera English est créée pour concurrencer la BBC et CNN, dont elle débauche nombre de journalistes. La ligne éditoriale est double : s’adresser à l’homme d’affaires new-yorkais comme à l’épicier soudanais. Brasser large.

Et traiter l’information sur le terrain. Ayman Mohyeldin, ­d’origine palestino-égyptienne, en est un exemple. En 2011, si les correspondants vivent la révolution égyptienne du haut de leur hôtel, il est place Tahrir. Au cours des révolutions arabes, la chaîne donne d’ailleurs la parole aux contre-pouvoirs.
Al Jazeera, porte-voix anti-américain ? Loin s’en faut. Elle est financée par le coffre-fort qui a permis au camp As Saliyah, dans la banlieue de Doha, de devenir le plus grand entrepôt de matériel de guerre américain au monde. Chaîne pro-américaine ? Elle appartient au pays qui a recueilli la veuve de Saddam Hussein, le gendre de Ben Ali, l’ancien chef des renseignements libyens.

Dans un décor d’opérette, les journalistes d’Al Jazeera font leur travail librement, ou presque. Autocensure, sans doute. Jusqu’en 2009, les patrons de presse confisquaient les passeports de leurs employés étrangers. La pratique est désormais illégale, mais les journalistes restent à la merci de leur employeur : ils sont soumis au kalafa, la règle islamique de l’adoption. Traité comme un enfant, un journaliste étranger doit demander à son patron qatari l’autorisation de louer un appartement, de souscrire un abonnement téléphonique, et même de quitter le territoire. Il faut un « exit permit », attribué arbitrairement, pour sortir du Qatar.

Mais à quel pouvoir est subordonnée cette chaîne critiquée à la fois par les Israéliens, les Palestiniens, les Américains, les islamistes, les sionistes, les dictateurs, les démocrates, les chiites, les sunnites ? Difficile de répondre, sinon qu’elle est une chaîne d’État, et commerciale, prônant un islamisme modéré (beaucoup moins modéré dans sa version arabophone, disent les spécialistes), et cultivant toutes les ambiguïtés.

La licence d’Al Jazeera en Égypte est pour l’heure interrompue – les pouvoirs successifs l’accusent de vouloir déstabiliser le pays. En Syrie, les correspondants d’Al Jazeera ont été obligés de partir. Néanmoins, le 21 mars dernier, la chaîne a diffusé un reportage filmé in situ sur les massacres à Damas, à Homs et à Idlib. Le 27 mars, elle n’excluait pas de diffuser les vidéos de Mohamed Merah, avant d’y renoncer. Pour elle, tout est info, quitte à prendre l’étiquette « document exceptionnel ».

C’était hier son tremplin, c’est aujourd’hui un passeport : le Qatar a la diplomatie d’Al Jazeera, pas l’inverse. À coté du Mondial 2022, déjà acquis, si les JO 2020 lui sont attribués, le pays consoliderait une position devenue incontournable : médias et sport, deux engrenages du moteur diplomatique.

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