Objection, inspecteurs !

Raymond Bénévent  • 19 avril 2012 abonné·es

Mesdames et messieurs les inspecteurs de l’Éducation nationale, et mesdames et messieurs les inspecteurs (aujourd’hui directeurs) d’académie (peut-être mesdames et messieurs les recteurs d’académie, sait-on jamais ?), Ce courrier n’est pas d’accusation, mais bien plutôt de compassion.

Dans les semaines écoulées, en effet, sont tombées simultanément, dans toute la France, des décisions de fermetures massives de classes, voire d’écoles, et des notifications de suppression de postes en Réseaux d’aide spécialisée pour les élèves en difficulté (Rased), voire de Rased tout entiers. Ainsi s’achève le démantèlement complet du seul dispositif qui permettait aux enfants ne parvenant pas à s’intégrer dans l’univers scolaire de retrouver quelque chance d’y accéder.

Je pourrais développer ici la méprise – ou la supercherie – qui consiste à essayer de faire croire que ce dispositif pouvait être avantageusement remplacé par une « aide personnalisée » dont le présupposé est que les difficultés scolaires sont avant tout d’ordre cognitif ou méthodologique, et que, à part quelques cas qu’il faudra médicaliser (s’ils sont petits) ou judiciariser (s’ils sont adolescents), il n’y aurait à accompagner que des enfants ayant intégré le métier d’élèves, mais y rencontrant des difficultés.
Déni massif de la réalité, aveugle au sort de ceux pour qui l’univers scolaire signifie tellement peu qu’il est inexistant […]. Bref, le nouveau dispositif, s’il peut servir à quelques-uns, déjà élèves mais empêchés, n’est pour les autres même pas un emplâtre sur une jambe de bois, mais un emplâtre à côté de la jambe de bois ! […]

Qui a été chargé de décider les fermetures de classe et de les annoncer ? Des « commissions » diverses, au niveau académique ou départemental, protégées par leur effet d’anonymat collectif. Mais qui a dû informer, pour les personnels des Rased, maîtres E (enseignants spécialisés chargés de l’aide à dominante pédagogique) et maîtres G (enseignants spécialisés chargés de l’aide à dominante rééducative) de la suppression de leur poste, voire de l’intégralité de leur réseau, après avoir dû choisir les condamnés ? Dans la plupart des cas, vous-mêmes, inspecteurs de l’Éducation nationale de leur circonscription.

Or, face à vous, la plupart des enseignants spécialisés concernés ont vécu une triple sidération : celle de voir tenus pour rien leur compétence, leur engagement, l’itinéraire de toute une vie professionnelle ; celle de réaliser que rien décidément ne semble pouvoir arrêter une entreprise de destruction systématique emportée par sa propre « folie » […] ; mais celle, surtout, de se voir annoncer leur propre annulation et celle de tout un dispositif par des inspecteurs, assez souvent anciens collègues qui, pour la plupart, désapprouvaient ce qu’ils étaient chargés d’annoncer.

Et si quelques-uns ont exécuté la consigne sans troubles apparents, il n’en a pas été de même pour tous. Certains d’entre vous ont laissé apparaître leur trouble et même une certaine détresse […]. D’autres s’en sont sortis […] en renonçant à leur propre parole de sujets pour n’être que les « ventriloques » glacés de la parole officielle. D’autres […] ont joué le cynisme : « Bien sûr, vous perdez votre poste, mais vous n’avez rien à craindre : vous restez fonctionnaires, et c’est bien cela qui compte pour vous, n’est-ce pas ? » D’autres, enfin, ont viré aux manœuvres de type pervers, utilisant d’anciens témoignages de découragement pour les retourner contre les auteurs.

À un ancien maître E privé de son poste : « Vous m’aviez bien dit il y a deux ans que vous étiez prêt à sortøir de l’enseignement spécialisé, que vous pensiez sans avenir. Alors voilà, j’ai pensé à vous ! » Ce sont la violence et le potentiel de destruction portés surtout par les deux dernières attitudes qui ont sidéré vos interlocuteurs : vous étiez pour eux « méconnaissables » ! […]

À quel prix pour les autres, mais aussi pour vous ? Se remet-on jamais d’avoir cédé sur sa foi, sur son éthique professionnelle, voire personnelle ? Bref, les dispositions actuelles détruisent non seulement les enfants, les parents, les enseignants, mais aussi les responsables que vous êtes. Peut-être avez-vous été séduits un moment par la rhétorique présidentielle selon laquelle la preuve d’une juste réforme est qu’elle fasse mal ? Peut-être vous êtes-vous perçus, en toute bonne conscience, comme les chevaliers d’un vrai renouveau ? Lorsqu’un régime utilise la confiance que nous lui faisons pour exiger notre acquiescement aux dommages qu’il nous fait, il ne mérite qu’un nom : lequel, d’après vous ?

Depuis Socrate au moins, et l’obéissance à son « démon » contre les dérives de la Cité, fussent-elles couvertes par les lois, il existe quelque chose qui se nomme « objection de conscience ». Vous qui êtes, comme tout un chacun, victimes de dispositions perverses et destructrices, accepterez-vous d’être en outre des bourreaux, fût-ce par délégation ?

Vous êtes à une place stratégique dans les rapports entre élèves, parents, enseignants d’une part, autorités étatiques de l’autre. Une révolte collective de votre part pèserait d’un poids considérable pour redonner un espoir à chacun et un avenir à tous, dans la défense de l’école de la République. Et vous y retrouveriez votre honneur, qu’on a tenté de vous faire perdre.

Digression
Temps de lecture : 5 minutes