Pour ou contre le « fact-checking » ?
Apparue dans la presse anglophone, puis sur Internet, la pratique d’une vérification journalistique des chiffres et des faits avancés par les hommes politiques s’est récemment répandue en France. Gadget ou véritable instrument de démocratie ?
dans l’hebdo N° 1199 Acheter ce numéro
S’il veut rester un contre-pouvoir démocratique, le journalisme doit apprendre à démonter les nouvelles formes de communication. Depuis maintenant plusieurs années, le chiffre s’est imposé comme la nouvelle « arme de distraction massive » employée par les acteurs de la vie politique et économique française pour éloigner des enjeux de fond. Face à cet artifice, certains d’entre nous ont opéré un retour à la vérification, fondement de ce métier, des déclarations publiques sur la base de sources officielles ou reconnues, une pratique importée en France sous le nom de « fact-checking ».
L’émergence de ce « chiffre politique » dans le discours s’est faite à la faveur de la crise économique, qui matraque nos oreilles de ses angoisses mathématiques, et de l’arrivée par la grande porte de l’exécutif de la Révision générale des politiques publiques, où la réduction des finances publiques devenait l’unique vertu des politiques publiques. En quelques années, le canon à statistiques a été accroché au râtelier électoral de tous les partis, jusqu’à celui de Marine Le Pen, qui, durant cette campagne présidentielle, n’a cessé de légitimer fermeture des frontières à l’immigration et politique de sécurité par des données plus ou moins fantaisistes.
Promues par l’actualité économique omniprésente, ces salves de chiffres ont même fini par ringardiser le « storytelling » : plutôt que de jouer sur un registre émotionnel en évoquant une mère courage égarée en Ariège, le candidat avide de crédibilité préférera évoquer une étude poussiéreuse ou anonyme aux constats lourds de millions d’euros ou de victimes égrainées. Dès lors, le citoyen/téléspectateur n’est plus attrapé par les « tripes » mais par son instinct de gestionnaire.
Face à cela, rares sont les interviewers ou éditorialistes qui ont la mémoire ou la maîtrise technique permettant de « prendre au chiffre » (plutôt qu’au mot !) le candidat. Et pourtant, les candidats sont nombreux à se tromper lourdement : François Hollande ajoute en direct 12 milliards d’euros à la taxe intérieure sur les produits pétroliers, Nicolas Sarkozy travestit à la chaîne les statistiques des minima sociaux, et François Bayrou tord sans ciller la balance commerciale. Tout cela ne serait que « boulettes » si ces erreurs (volontaires ou non) ne servaient à justifier des propositions bien politiques, elles, et dont les modalités sont de plus en plus tardivement détaillées.
C’est pour dissiper ce brouillard de guerre que les journalistes doivent se saisir des statistiques et scruter les discours. Non pas dans un vain exercice de « Trivial Pursuit » récompensant les mémoires fortes, mais pour précisément désarmer les interviewés professionnels cachés derrière de faux chiffres ou, à l’inverse, écartant les vraies études à la signification politique majeure : les 80 000 peines de prisons non exécutées, la baisse des arrêts de travail et maladies professionnelles dont le coût explose pour la Sécu, la révolution énergétique qui s’est opérée en Allemagne à la suite de Fukushima…
Certes, cela demandera de s’écarter d’une tradition journalistique française, préférant le combat homérique des ego aux débats terre à terre sur la santé, l’éducation ou les transports. Mais c’est aussi une occasion de mettre fin à une image de connivence qui colle à ce métier. En ayant l’humilité d’exposer en toute transparence sources et vérifications, il se recrédibilise. Le fact-checking serait une des clés d’une ambition éditoriale qui pourrait ramener autour de la table journalistes et citoyens, dans un débat ouvert dont le manque se fait tant sentir. Voilà qui mérite bien quelques révisions de maths.
Les journalistes français gagneraient certes à se mettre au « fact-checking », plus systématiquement pratiqué par leurs collègues anglo-américains. Ils gagneraient à suivre au préalable une vraie formation dans des écoles de journalisme, à respecter des règles minimales de rigueur enquêtrice (vérification croisée, entretiens de première main, enquête sur les faits allégués par les interviewés…), aussi bien que des règles de déontologie médiatique, en limitant par exemple les conflits d’intérêt et les cumuls de fonctions. Mais la doctrine anglo-saxonne du « fait » incontestable et de l’objectivité journalistique a, elle aussi, ses limites. Parce qu’elle est, justement, une doctrine, sinon une idéologie.
Là où ces « ingénieurs de l’information » que se veulent les journalistes anglo-saxons séparent le fait et l’opinion, la nouvelle objective et le jugement, on est en droit de se demander où s’arrête le fait et où commence son commentaire normatif. On peut observer que ce qui relève du « fait » un jour relève le lendemain de l’intox, de l’allégation non sourcée ou du discours autorisé. Et que les cadres multiples dans lesquels nous sont rapportés ces faits en font moins des faits que des énoncés, au sens linguistique, relatifs donc et fragiles. On entend ici le cadre empirique et idéologique de la vision médiatique du monde (qui use de catégories, de méthodes sujettes à caution), le cadre restrictif des accès à l’information, le cadre mimétique d’une profession qui parle le plus souvent entre-soi, le cadre, enfin, plus large de la « fonction d’agenda », distribution a priori entre sujets dignes de couverture et nouvelles non « couvertes », qui explique qu’un même jour des journaux de lectorat ou d’opinion très différents parlent de la même chose, fût-ce dans un ordre un peu différent.
Il ne s’agit pas de transformer les journalistes en coupeurs de cheveux en quatre, qui au lieu d’enquêter se demanderaient « d’où ils parlent » et ce qu’est la « factualité » d’un fait (comme disent les philosophes). Michel Foucault convenait que les journalistes, pour peu qu’entre les mailles du filet politique et idéologique dans lequel ils sont pris (sans parler de la logique de rentabilité et de la censure publicitaire) aient l’audace de faire vraiment leur travail, sont parmi les défenseurs les plus précieux de la démocratie, de la justice et d’une possible vérité, irréductible aux stratégies d’intérêt et aux déterminismes sociaux. Ce dont témoigne leur noble lignée : Bob Woodward contre le président Nixon, ou Seymour Hersch contre les « faucons » de la Maison Blanche. Mais le même Foucault nous a appris qu’un fait « pur » est un fantasme dangereux. Un « fait » est toujours le précipité chimique d’un curieux mélange de cadrage, de langage, de postulats et de situation d’énonciation (qui parle ?, qui commande ?, à qui on s’adresse ?). Les vérifier est une bonne chose, mais sachant qu’ils sont toujours de l’ordre du discours. Vérifier des faits est une contradiction logique : c’est déjà supposer de l’ordre du « fait » empirique ce à quoi on n’accède que par du discours, un réseau, une subjectivité. Laissons le temps faire le tri entre les faux faits et les faits confirmés. Et méfions-nous du fait instantané : le temps de la rotation continue dicte sa loi aux derniers journalistes et révèle moins des faits que des constructions rapides, des illusions éphémères.