Comment émerge une conscience de classe
Réédition d’un ouvrage majeur, fresque et analyse sociale du monde ouvrier anglais.
dans l’hebdo N° 1202 Acheter ce numéro
Le lecteur des romans de Charles Dickens ou d’Émile Zola ressent généralement une grande révolte devant la pauvreté et la terrible exploitation qui frappent, à l’heure de la révolution industrielle, le prolétariat français ou anglais. La lecture de la Formation de la classe ouvrière anglaise pourrait bien faire passer les malheurs d’Oliver Twist ou des personnages de la Bête humaine pour de douces historiettes (à caractère social). On est en effet frappé par l’extrême violence qui entoure les rapports sociaux, les conditions de travail et surtout d’encadrement des ouvriers britanniques, de leurs femmes et de leurs enfants, exploités jusqu’à seize heures par jour dans les manufactures ou les ports de l’Angleterre du XIXe siècle.
Maître livre d’Edward P. Thompson, l’un des leaders – assez peu orthodoxe – de l’école historique marxiste aux côtés notamment d’Eric Hobsbawm, la Formation de la classe ouvrière anglaise décrit le développement de l’industrie et, plus largement, du capitalisme outre-Manche à partir de la fin du XVIIIe siècle, aux dépens d’une classe sociale pas encore « formée », issue au départ de la paysannerie et des bas quartiers des villes.
Cette réédition constitue un petit événement éditorial [[Traduit de l’anglais par Gilles Dauvé, Mireille Golaszewski et Marie-Noëlle Thibault, préface de François Jarrige, présentation de Miguel Abensour.
]]. Paru en 1963 à Londres chez Victor Gollancz, l’éditeur communiste anglais, ce livre majeur n’avait été traduit en français que très tardivement, en 1988. Soit au moment où l’histoire ouvrière est, en France, en plein recul, notamment sous les coups de la position dominante de François Furet au sein de la discipline. Sa réception sera donc on ne peut plus discrète, l’œuvre restant, comme l’écrit l’historien Nicolas Hatzfeld dans une remarquable critique du livre [^2], « pour l’essentiel prise dans une estime distante ».
Or, cet ouvrage est d’abord une grande fresque de l’histoire de la classe ouvrière anglaise, qui, au contraire d’un certain marxisme scientifique qui en fait le produit quasi automatique d’un déterminisme historique dû à l’avènement du capitalisme, s’attache à construire une histoire sociale « par en bas », celle de la multitude des dominés. Une histoire conçue comme le combat ininterrompu pour l’émancipation. L’histoire de la « formation », ou de l’éternelle « recomposition », d’une classe issue des processus qui permettent la constitution de groupes de travailleurs et de solidarités dans les luttes collectives. Longtemps négligée en France, cette œuvre majeure d’E. P. Thompson va pourtant fortement imprégner le courant des subaltern studies, qui veut faire l’histoire de ceux qui sont habituellement marginalisés, voire ignorés, par l’historiographie dominante, nationaliste ou même marxiste traditionnelle (centrée sur les mouvements syndicaux, politiques ou leurs leaders). Un courant qui reste trop minoré en France.
[^2]: « Lire E. P. Thompson. Retour sur la formation de la classe ouvrière à l’heure de sa (prétendue) disparition », Nicolas Hatzfeld, la Revue des Livres (voir ci-contre).