Expo : Les insurgés de Madagascar
Images de Pierrot Men et textes de Jean-Luc Raharimanana, pour un retour sur le massacre des Malgaches par l’armée française en 1947. Un travail conjuguant mémoire et esthétique.
dans l’hebdo N° 1202 Acheter ce numéro
L’histoire pourrait se raconter à la première personne : « Un homme un jour entra dans ma maison, on dira de lui qu’il était blanc de peau, il avait traversé l’océan, il avait bravé les tempêtes, il était venu là, étranger, portant fusil et autres armes inimaginables, il massacra mon père, massacra ma mère, quelques-uns de mes frères, quelques-unes de mes sœurs, il me tendit ensuite un bol de soupe, du pain et des livres, me dit que je ne devrais plus vivre dans un tel taudis, et trempant ses bottes dans le sang de ma mère, dans les sangs de tous les miens, il me prit par la main et me nomma boy, indigène, fils de la république. En retour, je devais le remercier et l’appeler aspect positif. »
Dans le partage de l’Afrique qui suit la Conférence de Berlin (1885), la France hérite du royaume de Madagascar. La mainmise française se fera de plus en plus agressive, imposant son administration, son économie, sa langue. Les mouvements de lutte pour l’indépendance se succèdent, rapidement étouffés. En 1946, le Mouvement démocratique de la rénovation malgache (MDRM) s’impose en principal parti politique de l’île. Vincent Auriol considère l’idée même d’indépendance comme un « appel à la révolte ».
Un an plus tard, en 1947, les insurrections éclatent. Le MDRM est dissous. La répression est terrible. Tortures, massacres, exécutions sommaires. Auriol reconnaît qu’il y a eu « évidemment des sévices et on a pris des sanctions. Il y a eu également des excès dans la répression. On a fusillé un peu à tort et à travers ».
89 000 morts selon les chiffres de l’état-major de l’Armée française, en 1949. 11 000 selon l’État colonial, un an plus tard. Probablement 10 000 à 20 000, suivant les travaux récents des historiens. Mais dans la galerie officielle de l’histoire, les massacres de Madagascar, en 1947, n’ont laissé aucune trace. Hommes et femmes ont été gommés des chroniques, réduits à une polémique de chiffres, un décompte macabre estompant l’horreur et les culpabilités.
Écrivain et dramaturge, Jean-Luc Raharimanana (né en 1967, à Antananarivo/Tananarive) s’est associé au photographe Pierrot Men (né en 1954 sur la côte est de l’île) pour rendre compte d’une mémoire étouffée, pour rompre les silences, à travers une série de témoignages disposés en regard de portraits en noir et blanc.
En guise d’avant-propos, l’exposition affiche trois images, réalisées par l’armée française en 1947-1948, qui disent la colonisation d’un peuple brimé, méprisé, habillé de sacs de jute. Âpre, brutale. Des archives confrontées ainsi aux images contemporaines, fixées en 2009 : une femme ramassant des plantes devant les barrières de la fosse commune de Manakara, en bord de mer, un homme devant une fosse oubliée, un autre homme, Tale Boto, assis à l’ombre de sa case, Philippe Ralison, condamné aux travaux forcés sur l’île Sainte-Marie, dans son intérieur rudimentaire, sous les portraits des figures de la liberté malgache…
Peu de scènes, beaucoup de portraits. Célestin Beva, chef rebelle ; Zacharie Rafetison, torturé et incarcéré en 1947, aujourd’hui président de l’association des anciens rebelles, Martial Korambelo, matricule 462, condamné sans procès à vingt ans de travaux forcés ; André Ralaivao, un autre insurgé, bon chic bon genre, costaré, cravaté, chapeauté. Au total, une trentaine de portraits, qui éclaboussent dans les noirceurs du cadre. Avec un regard commun, celui d’un passé étranglé, nié, entre hébétude, injustice et perplexité. Un regard renforcé par les textes évoquant l’intolérable survenu.
« Si 47 n’était que légendes et puissants récits dans l’enfance, il prit chair brusquement aujourd’hui, écrit Raharimanana. Dans le corps de ces témoins face à moi. Dans l’intonation de leurs voix, dans leurs yeux qui s’échappent à nouveau vers le moment où l’histoire, leur histoire, a basculé, où mon histoire, notre histoire, nous a engendrés ». Voici donc le temps des insurgés.
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