Le corps a ses raisons

Kim Hanjo fait basculer le quotidien et resurgir le passé à partir d’infimes sensations.

Marion Dumand  • 10 mai 2012 abonné·es

Le vieux ne veut pas mourir. Il ne bouge plus, ne parle plus. Il reconnaît les visages, sa femme, ses enfants, mais il a oublié leur vie passée. Il se laisse entourer, se laisse laver. On lui passe des vêtements propres et son corps jouit du bien-être retrouvé, et de son corps au bonheur furtif remonte le souvenir d’une bohême jeunesse. « Je me souviens d’une personne qui m’a quitté parce que son corps était triste. »

Ainsi commence le récit du vieux, à rebrousse-poil, par les fins, la sienne proche, celle lointaine du premier amour. C’est un récit au milieu d’autres, tout aussi denses et fins, composés par le bédéiste Kim Hanjo. Et c’est ce récit qui a donné le titre au recueil de nouvelles : la Mémoire du corps. D’elle, il est question tout du long. Des bouts de quotidien, simples, innocents, se retrouvent soudain écharpés vifs. Il aura suffi d’une sensation pour que le présent vacille ou que le passé s’invite.

Prenons ce jeune couple. Dans la vitrine d’un restaurant, un aquarium d’anguilles. L’homme en a très envie, de ces anguilles qui sont en fait des congres, une envie de viande crue, et puis d’alcool. Ils s’installent à une table. Lui veut parler de la date du mariage, elle non. Par hasard, le regard de la jeune femme se pose sur l’anguille clouée à la table du cuisinier. On pourrait même dire que leurs regards se croisent tant le dessin les lie, deux yeux en gros plan, voisins de cases. Et l’on saisit, en même temps qu’elle, sa peur : que le mariage la crucifie pareillement. Elle se lance : « L’anguille… », mais lui la coupe, souriant (« je t’ai dit que c’est du congre »), puis se ravise, tente d’expliquer rationnellement le sort de l’anguille, en vient aux mimes : il fait le clou, elle fait l’anguille. Il ne se doute de rien, elle redoute encore de parler. Et la nouvelle de frôler le tragique, sans jamais y tomber.

La vue d’une anguille, le goût d’un chewing-gum, l’odeur du savon chaud, le bruit d’un jet d’urine… De ces petits riens, Kim Hanjo fait naître des abîmes. Nul ne sait quand ils vont s’ouvrir, quand ils vont se refermer. C’est ce qui les rend terrifiants : à tout moment le sol peut se dérober, sans que la chute soit pour autant certaine. Pour se rassurer, on palabre, on échafaude des théories sur la pitié, la culpabilité, on récrimine contre l’éducation chrétienne, contre soi-même. On se débat et on s’entraide. On se tait beaucoup. Les cases elles-mêmes s’emplissent de silence : les décors parfois s’amenuisent, des pans de visages disparaissent, le blanc prend de l’ampleur.

Pourtant, Kim Hanjoo ne fait pas de manières. Il a le dessin aussi précis que le regard et le verbe. L’encre de Chine se fige en traits serrés, secs, et l’on entend presque le crissement de la plume sur le papier. La Mémoire du corps est une bande dessinée âpre, dense. Les nouvelles ne se juxtaposent pas : elles composent une toile, aux mailles larges mais solides, reliant les personnages. Kim Hanjo en a d’abord constaté les résonances avant de les renforcer et de planter, à l’entrée du livre, deux arbres généalogiques. Les racines en sont sensuelles et douloureuses.

Culture
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