Les non-dormeurs du Val

Un spectacle d’Ahmed Madani par et sur les jeunes du Val-Fourré.

Gilles Costaz  • 17 mai 2012 abonné·es

Un spectacle à l’intérieur d’une exposition conçue précédemment et sans liaison avec le spectacle, l’expérience ne doit pas être fréquente. C’est ce qui s’est produit pour la nouvelle pièce d’Ahmed Madani, Illumination(s), qui s’inscrit dans l’expo très virtuelle de Nicolas Clauss, Terres arbitraires.

Ces deux artistes sont respectueux des grands maîtres, car le premier fait évidemment allusion à Rimbaud, et le second emprunte sa formule à Aimé Césaire. Mais ce sont d’abord la vie d’aujourd’hui et une part de la société maltraitée par les médias qui les intéressent. C’est-à-dire les gens de ce qu’on appelle curieusement les « quartiers », les jeunes qui grandissent dans des cités marginalisées et qui constituent la troisième génération des populations venues en France avec le mouvement d’immigration des années 1950 et 1960.

Il y a une parfaite convergence entre l’exposition et la représentation théâtrale. Nicolas Clauss a fait le portrait de trois cents jeunes rencontrés dans les quartiers du Nord et de la région parisienne. Ces portraits surgissent sur des écrans, tandis que d’autres écrans indiquent en lettres géantes les noms des lieux : les Épinettes, le Mirail, le Val-Fourré…

Les bandes-son font entendre des propos de tout genre, de la pub au discours politique ou sociologique. Les visages sont saisis comme rarement : souvent souriants, mais inquiets, troublés, interrogatifs. Un monde d’oubliés et de méprisés, demandant sans un mot son droit à l’égalité, dans une géographie où les noms de lieux eux-mêmes ne sont pas toujours pris en considération.

Parmi ces documents noir et blanc, surgit un homme qui demande à ce qu’on retire sa photographie. Il n’a pas autorisé cette utilisation. Ainsi commence la pièce de Madani. Ce jeune garçon en blouson rouge va se faire expulser, et un peu d’histoire du Val-Fourré se raconter à travers plusieurs destins.

Le Val-Fourré, c’est le quartier dit sensible de Mantes-la-Jolie, dans les Yvelines, là où est né et a grandi Madani, là où vivent les personnages du spectacle, mais aussi les acteurs de la pièce – tous acteurs débutants ou improvisés. Le récit se focalise sur trois protagonistes situés à trois points du temps : un homme qui a fait la guerre de libération de son pays, un exilé qui a connu l’usine et la solitude, un jeune d’à présent qui galère allégrement.

La construction du spectacle n’avance pas avec rigidité autour de ces biographies. Madani n’a pas lu Rimbaud pour des prunes et il fait dire à ses acteurs une version distordue du Dormeur du val ­plaisante et optimiste : ces ­non-dormeurs du Val (fourré) n’ont pas de « trou rouge au côté droit ». Ils croient férocement à la vie.

Passé les moments d’histoire, les neuf acteurs se racontent. On doit donner leurs noms : Boumes, Abdérahim Boutrassi, Yassine Chati, Abdelghani El Barroud, Mohamed El Ghazi, Kalifa Konate, Éric Kun-Mogne, Romain Roy et Issam Rachyq-Ahrad, tant ils sont étonnants. Pour conclure, ils ont endossé le costard noir et mis la cravate. Et ils jouent à l’homme élégant, chacun à sa façon !

Leur pantomime et leurs mots valent tous les discours sur ­l’intégration : ils se moquent d’une société qui ne leur propose un modèle qu’en les excluant, ils se moquent d’eux-mêmes en se montrant fragiles dans leur lutte pour la vie. En même temps, ils accomplissent un exploit en étant d’authentiques comédiens qui, en complicité avec Madani, expriment parfois plus de vérité que les stars du métier.

Théâtre
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