« Moonrise Kingdom », de Wes Anderson : Fugue en deux mineurs

Moonrise Kingdom, de Wes Anderson : un conte élégant et revigorant qui raconte l’histoire d’un Roméo et d’une Juliette façon yéyé.

Christophe Kantcheff  • 10 mai 2012 abonné·es

Dans les premières minutes de Moonrise Kingdom, le nouveau film de Wes Anderson, qui fait l’ouverture du Festival de Cannes en même temps qu’il sort sur les écrans, résonne une œuvre fameuse de Benjamin Britten, The Young Person’s Guide to the Orchestra, qui isole les différentes parties instrumentales d’une pièce de Purcell – les bois, les cordes, les cuivres et enfin les percussions –, avant de les fondre dans la version complète et reconstituée du morceau.

Cet éloge implicite du collectif et des contributions particulières qui le constituent vaut aussi bien pour le cinéma tel qu’il se fabrique. On ne le trouve pas là non plus par hasard : Wes Anderson affectionne les œuvres chorales ou mettant en scène des groupes, comme il l’a prouvé avec la Famille Tennenbaum (2001), qui l’a révélé en France, la Vie aquatique (2004) ou À bord du Darjeeling Limited (2007), à l’esprit très Beatles.
Moonrise Kingdom ne déroge pas à la règle, même s’il place en son centre un couple d’adolescents, Sam (Jared Gilman) et Suzy (Kara Hayward), autour desquels s’agitent une série de personnages interprétés par des comédiens célèbres – Bruce Willis, Bill Murray (convié dans tous les films d’Anderson), Tilda Swinton, Frances McDormand, Edward Norton…

Wes Anderson raconte ici une histoire d’amour. L’histoire d’un Roméo et d’une Juliette dans les années 1960 sur une petite île de la Nouvelle-Angleterre, aux États-Unis. Sam est un orphelin qui, lorsque le film commence, s’est évadé du camp de scouts où il s’avère être une bonne recrue mais, de par son tempérament autonome et singulier, n’est pas apprécié de ses camarades. Il s’est enfui avec Suzy, qui connaît une adolescence difficile entre des parents à côté de la plaque et trois petits garnements de frères. Ils campent en pleine nature, avec les moyens du bord – Suzy a tout de même emporté avec elle une grosse valise –, en suivant l’ancienne piste des Indiens Mohawks.

Les rapports entre Sam et Suzy sont absolument délicieux. Tous deux éprouvent une soif de liberté, de compréhension et de tendresse. Ce sont de petits amoureux modèles qui s’écoutent, se découvrent et s’entraident au cours de leur aventure à la Robinson Crusoé. Sam est un garçon courageux, ingénieux, qui ne quitte jamais sa toque de scout en fourrure de raton-laveur. Suzy est coquette, romantique et mélomane : elle est partie avec le pick-up d’un de ses frères. Il leur arrive ainsi, au bord d’une crique, de se mettre à danser avec une fougue toute yéyé sur une chanson de Françoise Hardy, le Temps de l’amour.

Wes Anderson raconte cette jolie fugue avec sa délicatesse et sa fantaisie, qui mêle des touches de mélancolie souriante et d’humour absurde, voire cruel. Ainsi, quand Sam et Suzy sont rattrapés par les autres scouts, qui ne leur veulent pas que du bien, la scène ressemble presque à du Tarantino version culottes courtes. Mais ce sont les adultes qui vont donner fin à l’escapade. Le couple a à ses trousses les parents de la jeune fille (Bill Murray et Frances McDormand), le capitaine qui dirige la police locale (Bruce Willis), le chef du camp scout, Ward (Edward Norton)… et le narrateur de l’histoire (Bob Balaban), qui intervient directement à l’écran, et n’hésite pas à donner un conseil aux personnages.

Une fois le garçon et la fille récupérés, la mécanique normative et trop souvent répressive de la société se met en marche. Mais, ici, Wes Anderson s’ingénie à inverser les représentations. Suzy a para­doxalement gagné en autorité sur ses parents, en particulier sur sa mère, dont elle a découvert la relation adultérine assez triste avec le capitaine de police. Tandis que le sort de Sam, parce qu’il est orphelin, fait l’objet d’une confrontation dramatique. Alors que le chef des scouts est un cœur compatissant, la responsable des services sociaux (Tilda Swinton) est un monstre froid prêt à livrer l’enfant à un asile d’orphelins maltraitant.

La scène qui tranchera ce suspense, sous une violente tempête, en haut d’un toit, et dans une tonalité gris bleu magnifique, est l’un des morceaux de bravoure de ce conte pop et revigorant. Wes Anderson est au cinéma ce que certains écrivains français (Échenoz, Toussaint…) publiés aux éditions de Minuit sont à la littérature : il mêle une élégance distanciée, une écriture cinématographique élaborée et une profondeur imprévisible.

Culture
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