Ahmad Jamal, l’espace et le silence

Âgé de 81 ans, le virtuose du jazz, souvent comparé à un architecte, est de passage en France avec son 79e album.

Lorraine Soliman  • 21 juin 2012 abonné·es

Difficile d’imaginer le jeune virtuose à peine sorti de l’adolescence, à la fin des années 1940, encore méconnu ou bien pris pour un pianiste de bar, lorsqu’on voit aujourd’hui ce patriarche de 81 printemps s’installer face aux quatre-vingt-huit touches bientôt subjuguées… Ahmad Jamal, né Frederick Russell « Fritz » Jones, à Pittsburgh, en Pennsylvanie, a pourtant commencé sa carrière dans l’indifférence générale d’une critique qui percevait d’abord la joliesse de son jeu, sans entendre sa syntaxe innovante. La méprise laissa place heureusement à la consécration au cours de la décennie suivante. Repéré en 1951 par le producteur John Hammond, pour Okeh Records, alors qu’il se produisait à New York avec son trio The Three Strings (Ray Crawford, guitare ; Eddie Calhoun, contrebasse), Jamal sort doucement de l’ombre, mais pas encore de l’équivoque critique. Pourtant, les ingrédients essentiels de son génie sont déjà en place : sens du dialogue et de la répartition des rôles, élégance du phrasé due, notamment, à une conduite exceptionnelle de la pulsation et à une intelligence rare de la construction narrative.

Il faut attendre 1958 pour une reconnaissance unanime. L’enregistrement Live at The Pershing, à Chicago, restera classé parmi les dix meilleures ventes de disques aux États-Unis pendant cent huit semaines. Inouï dans le domaine du jazz. C’est sur cet album que l’on peut entendre le « tube » d’Ahmad Jamal, « Poinciana », une composition de Nat Simon et Buddy Bernier (1936) ici emmenée par le drumming souple et bondissant du batteur Vernell Fournier, et qui représente, à cet égard, l’un des parangons de l’art du trio jamalien. Car s’il est un art jamalien, c’est bien celui du trio piano-contrebasse-batterie. Un format réinventé par le pianiste, qui s’attache plus que tout à jouer avec ses deux partenaires et non pas devant eux. «   Quand je choisis des musiciens, je les prends soit de Pittsburgh soit de New Orleans », expliquait-il dans Jazz Hot en novembre 2000. Les batteurs, surtout. « Et il faut qu’ils aient une personnalité affirmée, poursuit-il. L’autre qualité indispensable, c’est d’avoir de bonnes oreilles ! Il faut écouter tout le temps et comprendre la pulsation. On ne peut pas enseigner la pulsation, il faut la vivre de l’intérieur.  » En ce sens, Vernell Fournier est exemplaire – l’un des batteurs les plus plagiés de l’histoire du jazz, soit dit en passant. On reproche à Jamal de ne jouer que des standards sur Live at The Pershing  ? C’est effectivement l’une des marques de fabrique du pianiste, devenu maître en déconstruction-reconstruction de thèmes connus, auxquels il réinvente une forme originale à partir de l’ancienne sans chercher à dissimuler la grille originale.

Dans ce même élan créateur, il remet en question l’ordonnancement classique selon lequel les musiciens exposent le thème avant de prendre des solos à tour de rôle, puis de rejouer le thème en guise de coda. Avec Ahmad Jamal, le thème est prétexte à d’infinis détournements articulés selon une partition intérieure et spontanée où chaque proposition répond à une fonction spécifique (articulation, ponctuation, liant, effet d’annonce…). Le tout régi par un talent d’arrangeur et un sens de l’espace-temps qui lui valent d’être comparé à un architecte. « Space, silence », indiquait Miles Davis pour résumer le génie jamalien en matière d’ellipse. Miles qui fit savoir très tôt combien le pianiste de Pittsburgh l’inspirait, et dont l’interprétation précoce d’« Ahmad’s Blues » (1958) contribua à faire connaître Jamal le compositeur. En mars 2012, Ahmad Jamal a sorti son soixante-dix-neuvième album, Blue Moon, enregistré dans les célèbres studios Avatar (New York), dans une autre configuration qu’il affecte particulièrement : le quartet avec percussions. Les vétérans Reginald Veal et Herlin Riley l’entourent à la contrebasse et à la batterie, ainsi que le Portoricain Manolo Badrena pour les polyrythmies latines. Le résultat rappelle avec bonheur les grandes années de ce géant du jazz. « La musique n’est pas là pour réveiller la bête sauvage qui est en vous, elle est là pour l’adoucir », aime-t-il dire. Le duo qu’il formera le 27 juin avec le légendaire flûtiste Yusef Lateef sera-t-il une illustration de cette maxime ?

Musique
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