Francfort, ou comment faire école

Le philosophe Jean-Marc Durand-Gasselin recherche ce qui peut unir intellectuellement les penseurs désignés comme constituant « l’École de Francfort ». Avec brio et une vraie démarche pédagogique.

Olivier Doubre  • 14 juin 2012 abonné·es

Horkheimer, Adorno, Benjamin, Fromm, Marcuse, Negt, Neumann, Habermas, Honneth… Les uns vécurent l’entre-deux-guerres puis près de vingt ans en exil, d’autres ont travaillé toute leur vie en Allemagne après 1945. Certains ont été les grandes références des étudiants contestataires autour de 1968, d’autres continuent d’alimenter le débat intellectuel en prônant une social-démocratie proeuropéenne. Certains furent sociologues, d’autres historiens, l’un fut philosophe travaillant à une théorie des avant-gardes artistiques, l’autre fut juriste et analysa les ressorts du contrôle social exercé par la prison. Un autre a élaboré une philosophie du désir. Mais qu’ont-ils en commun, à part peut-être, de manière évidente, le fait d’être tous allemands ? Jean-Marc Durand-Gasselin, professeur de philosophie à Orléans, prévient le lecteur d’emblée : « Repérer les traits constitutifs de ce qui, de manière d’ailleurs assez tardive, s’est appelé “École de Francfort” présente une certaine difficulté. » On sait combien tous les personnages cités ont apporté, en véritables précurseurs, à la pensée politique, mais pourquoi parler d’ « école » ?

Le vocable « École de Francfort », indique Jean-Marc Durand-Gasselin, est en fait apparu au cours des années 1950, soit plus de vingt ans après la création du fameux Institut de recherche sociale à Francfort, en marge de l’Université, grâce aux deniers d’un riche mécène, négociant en céréales, Felix Weil, et dont Max Horkheimer prit la direction dès 1931. Or, souligne l’auteur, à cette variété des personnes « s’ajoute la discontinuité des générations et des expériences historiques ». En outre, cette « dénomination tardive, et par le lieu, semble indicative de cette difficulté », un « paradoxe supplémentaire étant donné que ce sont quelques textes des années 1930, ignorés dans les années 1950, qui sont convoqués la plupart du temps aujourd’hui pour évoquer l’identité intellectuelle de l’École ».

Jean-Marc Durand-Gasselin relève brillamment ce véritable « défi » (le terme est de lui), en ne se limitant pas à un angle uniquement historique, mais en s’attachant à dégager les continuités et la cohérence de ce qui pourrait être en fait un « intellectuel collectif ». Pour le caractériser plus précisément, on devrait plutôt parler de cercles concentriques de penseurs de diverses disciplines, travaillant plus ou moins près ou en lien avec l’Institut de la recherche sociale. Au centre, les philosophes et sociologues Max Horkheimer et Theodor Adorno, puis, aux générations suivantes, Jürgen Habermas et, enfin, Axel Honneth, auxquels se rattachent, tels des satellites voisins ou plus lointains, Walter Benjamin ou Sigfried Kracauer, Erich Fromm ou, plus proche de nous dans le temps, Herbert Marcuse puis Oskar Negt.

Signalons ici l’un des grands mérites du travail de Jean-Marc Durand-Gasselin : donner à penser neuf décennies de recherches, de la fin des années 1920 jusqu’à l’orée des années 2010 (et les analyses d’Axel Honneth sur le désir de reconnaissance ou, faisant le lien avec Georg Lukács, le concept de réification). On voit d’ailleurs ici l’une des nombreuses innovations de « Francfort » dès les années 1920 et 1930 : l’interdisciplinarité. En nourrissant en premier lieu (à chaque époque) la philosophie des apports les plus modernes des sciences sociales. Ainsi, plus d’un quart de siècle avant Guy Debord, l’analyse de la culture de masse, sous l’impulsion des articles de Kracauer et des inspirations de Benjamin, développée par Adorno…

Avec un réel souci pédagogique, Jean-Marc Durand-Gasselin montre ce qui peut unir intellectuellement, au-delà des divergences et des positions théoriques multiples, cette myriade de penseurs, telle une galaxie. L’auteur analyse particulièrement finement la crise du marxisme, en particulier en Allemagne après la Première Guerre mondiale, qui donne aux premières générations de l’École de Francfort un socle sur lequel se développeront leurs réflexions et travaux, dans le droit fil de ceux de Georg Lukács et son « pessimisme révolutionnaire ». En outre, cette critique du marxisme s’oriente vers une prise en compte plus importante de la culture, et non plus de la seule économie.

Car ce qui réunit le plus fermement les membres de cette « École », c’est leur démarche. Celle que Horkheimer et Adorno ont dénommée « théorie critique », reprise (avec chacun leurs variantes propres) par tous les membres, jusqu’à Honneth aujourd’hui. S’inspirant ici des termes d’Habermas, Jean-Marc Durand-Gasselin montre que cette fameuse « théorie critique », terme « par lequel on désigne l’École de Francfort ou sa production spécifique », conjugue surtout, en s’inspirant du marxisme, « la perspective sociale, la perspective critique et la perspective émancipatrice ». Car c’est bien là ce qui caractérise « Francfort » : aucune de ses recherches n’ignore jamais la réalité sociale dans laquelle elle s’inscrit, et toutes se doivent de se placer sous le signe de l’émancipation. C’est sans aucun doute d’abord ce qui a fait école.

Idées
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