Jacques Rigaudiat : « Il faut désobéir à l’Europe »
L’économiste Jacques Rigaudiat estime que le programme de François Hollande
n’est pas à la hauteur de la crise économique. Et pointe les transformations nécessaires.
dans l’hebdo N° 1207 Acheter ce numéro
Membre de la Fondation Copernic, l’économiste Jacques Rigaudiat est haut fonctionnaire et a été conseiller social de Michel Rocard (1989-1991) et de Lionel Jospin (1997-2002) à Matignon. Il est l’auteur de l’ouvrage le Nouvel Ordre prolétaire, le modèle social français face à l’insécurité économique (Autrement, 2007) et il avait défendu le principe de la réduction du temps de travail dans Réduire le temps de travail (Syros, 1996).
Dans la note de la Fondation Copernic Changer vraiment !, vous vous attaquez au programme présidentiel de François Hollande. Pourquoi ?
Jacques Rigaudiat : Le programme de François Hollande apparaît limité tant sur la volonté de transformation sociale que dans l’appréciation de la crise des dettes et de la zone euro. Car il n’y a pas que la dette souveraine qui provoque la crise actuelle : on voit bien qu’en Espagne et aux États-Unis la crise vient aussi de la dette privée. Derrière cette situation, il y a l’enjeu du partage des richesses qui nous conduit à dire que le programme du PS est bien en deçà des besoins populaires et de la situation de contradiction du capitalisme.
Quelles sont les faiblesses de ce programme ?
D’abord, l’ampleur de la crise en Europe et dans la zone euro est sous-estimée. Il faut surmonter des vices institutionnels fondamentaux, notamment l’absence de prise en considération des problèmes de dettes souveraines par la Banque centrale européenne (BCE). On le voit avec la Grèce, hélas ! La crise des dettes en Europe ne va pas être surmontée par la voie de l’austérité hyperrenforcée proposée par la troïka [BCE, Fonds monétaire international, Union européenne]. Quant aux remèdes proposés, il ne suffit pas de rajouter un petit peu de Pacte de croissance ou d’eurobonds ici ou là. Cela peut paraître positif, mais ce n’est pas cela qui permettra de passer ce moment de crise.
La « troisième voie » sociale-libérale qui essaierait de ménager la finance est-elle vouée à l’échec ?
Nous en sommes persuadés. On le verra dans les semaines ou dans les mois qui viennent. Par exemple, l’Espagne se refuse à dire la réalité de ses problèmes pour ne pas faire appel au Mécanisme européen de stabilité, qui mettrait le pays dans la main de la troïka, comme la Grèce. Même un gouvernement conservateur comme celui de Rajoy rejette cette idée, c’est dire !
Y a-t-il des marges de manœuvre possibles pour un changement de politique dès maintenant ?
La dette souveraine n’est pas due à une explosion des dépenses mais à une réduction volontaire des recettes. On chiffre entre 250 et 260 milliards d’euros, soit 13 % du PIB, les différentes formes d’amputation de recettes fiscales, lesquelles sont reconnues dans les rapports officiels du Conseil des prélèvements obligatoires. Exonérations de cotisations sociales, dépenses fiscales, niches sociales et fiscales, les marges de manœuvre sont là, mais on ne veut pas les mobiliser. La dette publique résulte de ce désarmement fiscal, et la dette privée est due à la pression sur les salaires.
Du côté public, il faut discuter de la légitimité de la dette et mettre en place des éléments de réarmement fiscal pour trouver les ressources qui lutteront contre cette hémorragie de dettes souveraines. En ce qui concerne les dettes privées, il faut évidemment créer de l’emploi et trouver un autre chemin pour les salaires. L’exemple évident est celui des retraites. La situation de déficit de nos systèmes de retraite n’est pas provoquée par la démographie mais par l’absence de cotisants. Fondamentalement, la situation de l’emploi grève nos systèmes de retraite. Créer de façon volontariste des emplois par la transition écologique, par le développement de services collectifs, par la réduction du temps de travail est possible et nécessaire. Si nous avions de l’emploi et des salaires, et pas des chômeurs et des travailleurs pauvres ou précarisés, il n’y aurait pas véritablement de problème d’équilibre financier des régimes des retraites.
Est-il envisageable que la France mène une telle politique alors qu’elle est tenue de respecter les règlements et traités européens ?
Il faut entrer en résistance. Je suis intervenu à un colloque sur le pôle public financier organisé par les syndicats du secteur financier qui veulent définir un chemin pour un pôle public autour d’institutions comme la Caisse des dépôts, la Banque de France… Ils proposent de mobiliser l’épargne réglementée, les différents livrets d’épargne, pour financer les investissements collectifs. Or, ils sont sous l’emprise d’une loi Sarkozy d’août 2008, adoptée sous la pression de Bruxelles, qui voulait introduire de la concurrence dans la collecte du Livret A.
Le nouveau gouvernement de Jean-Marc Ayrault a proposé de doubler le plafond du Livret A, ce qui est bien parce que cela va apporter des ressources supplémentaires, mais cela ne répond pas à l’essentiel du problème parce que cette collecte devrait être recentralisée vers la Caisse des dépôts. Pourquoi ne pas le faire ? Parce que Bruxelles ne l’autorisera pas au nom de la libre concurrence entre les institutions financières. On se heurte à cette Europe néolibérale de la concurrence libre et non faussée. Il faudra s’y affronter et, s’il le faut, aller vers une désobéissance qui serait alors nécessaire. Une France pour une politique de gauche devra désobéir aux instructions bruxelloises et à leur traduction dans les législations françaises. Cela me paraît évident. On verra, le 17 juin, si les Grecs iront jusqu’au bout de leur volonté de refus de cette Europe néolibérale.
Les propositions de François Hollande, qui veut s’attaquer aux marchés financiers, sont-elles suffisantes ?
Je n’ai pas vu grand-chose de concret dans son programme. Il y a une loi bancaire plus ou moins promise et en gestation, qui organiserait notamment une séparation entre ce qui relève de la banque de dépôt et de la banque d’investissement. C’est une séparation qui existait dans le Glass-Steagall Act de Roosevelt, puisque les mêmes causes ont les mêmes effets, en 2012 comme en 1929. C’est une bonne chose mais c’est insuffisant, car il faut aussi s’attaquer à la libre circulation des capitaux en Europe et aux paradis fiscaux comme le Luxembourg. Il faut des mesures d’interdiction d’un certain nombre de pratiques spéculatives comme le high frequency trading. Ces mouvements purement spéculatifs n’apportent rien à l’économie réelle, il faut les réglementer, voire les interdire. Je n’ai pas vu dans le programme socialiste de mesures très fermes qui aillent dans ce sens.