La faillite américaine
Le journaliste Chris Hedges fustige le déclin culturel des États-Unis et leur appauvrissement intellectuel. Une démonstration inquiétante.
dans l’hebdo N° 1209 Acheter ce numéro
La société américaine dans ce qu’elle a de plus factice et de plus révélateur de la dégradation de la morale. C’est l’objet du travail de Chris Hedges dans l’Empire de l’illusion. Dans cet essai nourri, le journaliste américain se prête à une critique virulente d’une culture états-unienne d’ores et déjà, selon lui, en pleine faillite. Le sujet n’a rien d’inédit, mais l’ouvrage trouve tout son intérêt dans la capacité de l’auteur à livrer une réflexion personnelle et syncrétique autour de la question. Tout au long de ses cinq chapitres, dont l’enchaînement suit une démonstration implacable, Hedges jalonne son propos d’exemples frappants. La première section s’ouvre ainsi sur un combat de catch, catalyseur de violence dans lequel Hedges voit l’exaltation de « la détérioration de la cohésion sociale ». S’ensuit un décryptage d’émissions de télé-réalité, comme le télé-crochet « Pop Idol », dont le spectateur lambda ne perçoit guère les travers. La deuxième partie, consacrée à la pornographie, illustre les déviances qu’elle peut entraîner : racisme et misogynie y sont trop souvent de mise. Aux États-Unis, tout n’est qu’illusion, même le savoir. L’écrivain dénonce ainsi la transformation des grandes universités américaines, à l’image de Berkeley ou de Yale, en centres de reproduction sociale pour oligarques. Si l’Amérique est devenue ce qu’elle est, c’est par l’appauvrissement intellectuel de toutes les strates de la société, dès le plus jeune âge. Même dans le supérieur, l’enseignement de la littérature, censée « éclaire [ r ] les sociétés en leur révélant leurs tares », est remplacé par une étude du moindre détail au détriment de l’interprétation de l’œuvre dans sa globalité.
La sphère politique n’est pas davantage épargnée par Hedges. Souvent préféré en Europe pour son relatif progressisme social, le Parti démocrate ne trouve pas plus grâce à ses yeux que son adversaire dans le système séculaire du bipartisme : « [Il] est tout aussi responsable que les Républicains de l’abdication de l’État en faveur de l’État-entreprise. » Une transformation aux effets dévastateurs, que les citoyens sont bien incapables de voir, bercés par le mirage de l’ american dream dans lequel ils baignent depuis toujours. L’ancien reporter de guerre se livre enfin à une critique de l’impérialisme américain, empruntant là la voie tracée par Noam Chomsky. Dès lors que les États-Unis conduisent une politique étrangère conforme à cette doctrine, ils « finissent par éviscérer leur propre système politique », rendant l’idée même de démocratie vide de sens.
La thèse défendue par Hedges est étayée par de nombreuses références. Il emprunte notamment à Theodor Adorno sa conception de l’éducation qui, après Auschwitz, « ne doit pas se contenter d’enseigner des compétences » mais aussi, et d’abord, « transmettre des valeurs ». Ce qui est de moins en moins le cas d’une école imprégnée d’idéologie néolibérale, au service des exigences de recrutement des entreprises. La vision crépusculaire que le journaliste a de la société, tant sur le plan économique que politique (l’un entraînant la chute de l’autre, et réciproquement), n’est pas loin des modèles littéraires de la contre-utopie que sont George Orwell et Aldous Huxley, sur lesquels l’auteur appuie certaines de ses analyses. Même s’il ne manipule pas des concepts nouveaux, Hedges opère des recoupements judicieux. En l’accompagnant d’une multitude d’exemples pédagogiques et accablants à la fois, il réalise une synthèse passionnante qui balaie tous les domaines de la culture, au sens large du terme. Or, c’est justement par le caractère extrêmement large de ses domaines de réflexion que l’ouvrage se révèle terrifiant.
On regrettera cependant la relative naïveté de la conclusion. La dernière phrase ( « Même si l’humanité plonge dans les ténèbres, l’amour survivra et, dans les décombres s’il le faut, triomphera » ) tranche avec le pessimisme éclairé de l’ensemble du livre. Reste que son analyse forme un tout cohérent, particulièrement à propos – et peu avenant – pour une Europe déjà très américanisée. L’Égypte des pharaons, l’Empire romain, les Mayas : l’histoire nous enseigne que finance incontrôlable et corruption morale sont des signes avant-coureurs du déclin d’une civilisation. Si le modèle culturel qu’ont toujours voulu incarner les États-Unis court aujourd’hui, selon l’auteur, à sa perte, il faudrait, à défaut d’en proposer un autre, au moins essayer de se prémunir contre ses effets dévastateurs. C’est sans doute la leçon que les Européens devraient retenir de l’ouvrage de Chris Hedges, dont la traduction vient à point nommé en ces temps troublés de grandes interrogations sur l’avenir du Vieux Continent.