Théâtre : Mécanique de la domination

Oleanna , de David Mamet : un huis clos haletant sur les relations de pouvoir.

Anaïs Heluin  • 28 juin 2012 abonné·es

L’une timide, empruntée, l’air reconnaissante du moindre regard posé sur elle ; l’autre sûr de lui, embrassant l’espace de gestes conquérants à peine dissimulés derrière un masque d’humilité trop fin, trop ébréché pour induire le monde en erreur. Carol est étudiante, John est son professeur. Chacun est bien engagé sur sa propre pente, dont les trajectoires n’étaient pas censées se croiser en dehors de l’université. Mais David Mamet, traduit en français par Pierre Laville, fait de la rencontre d’une chute imminente et d’une ascension victorieuse l’objet d’ Oleanna, pièce écrite en 1992. Foudroyant, le résultat tient plus de la collision que du simple échange de points de vue. Sous le choc, les identités se disloquent, les rôles sont ébranlés et vacillent jusqu’à un point de non-retour.

Une tempête dans un bocal en quelque sorte, l’échange houleux entre les deux individus se déroulant dans un lieu clos que le metteur en scène, David Roldez, a voulu neutre. Plongés dans une semi-pénombre, un bureau sans fioritures et une chaise en plastique sont les seuls témoins du drame en gestation. Aucun indice matériel n’est de toute façon nécessaire : l’abîme qui sépare Carol de John se mesure à leurs gestuelles respectives, à leur maîtrise très inégale de l’art oratoire. Lesquelles dessinent deux caractères, deux stéréotypes toujours à la limite de la caricature, traduits sur scène avec brio par Marie Thomas et David Seigneur. Habiles à nourrir au compte-gouttes leur jeu de colère et de violence, les deux comédiens montent pièce par pièce un savant mécanisme de la haine. À l’arrière-plan, le système universitaire. Mais décrit de façon très évasive, selon des schémas dominant-dominé applicables à n’importe quel pan de la société américaine, comme de toute société capitaliste. Professeur cynique, prompt à critiquer la structure éducative dans laquelle il enseigne, John aurait aussi bien pu être un homme d’affaires un brin véreux, ou un politicien peu réticent à la corruption. En réalité, il est tout cela à la fois. De même que Carol n’est pas qu’une étudiante soumise à l’autorité universitaire : elle incarne toutes les victimes du pouvoir, bombes à retardement prêtes à exploser au premier signe d’injustice. Les dialogues circulaires, dans lesquels s’opposent les deux parties sont d’ailleurs presque dénués de toute dimension personnelle. Chacun parle du haut ou du bas d’une position précise, sans jamais vraiment s’extraire de son milieu ni de l’attitude correspondante. Dans le premier tiers de la pièce, pourtant, des révélations intimes ne cessent d’affleurer. Et les nombreux silences, interrompus par d’aussi nombreux coups de téléphone, contiennent une multitude de possibles. La naissance d’une amitié, d’un amour, l’éclosion d’un léger ressentiment… Ou d’une haine tenace, fondée sur des observations rationnelles vite envahies par des délires épineux.

C’est cette dernière tournure que ** prend le face-à-face, dès la seconde scène coupée de la première par un trou noir. Cinématographique, ce procédé d’enchaînement employé à chaque fin d’altercation fait monter la tension. Il indique que tout ce qui importe réside dans l’ombre, dans l’ellipse. Et non dans les apparences, au départ si soignées par le professeur. Aussi ne saura-t-on jamais quel mécanisme mental a fait sortir Carol de sa réserve pour accuser son professeur de propos sexistes puis de viol, avec une verve neuve et une détermination rutilante. À tel point que les rôles s’inversent. En plus de perdre la titularisation promise, John perd son emploi, sa confiance en lui et son maintien. Grâce au jeu ambigu des comédiens, au texte tortueux de David Mamet, qui se refuse à toute prise de parti, Oleanna échappe au didactisme qui guette toute pièce attachée à une question sociale. S’impose à la place une réflexion sur la précarité des identités, des statuts sociaux. Surtout de ceux qui sont construits de manière linéaire, adossés à des représentations éculées mais toujours prises pour références. À demi-mot, une autre conception de l’édifice identitaire est ébauchée, plus fluide et ouverte au hasard que celle des personnages. Et indifférente aux déterminismes en tout genre, qui, à terme, menacent l’équilibre individuel autant que communautaire.

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