Vendôme, vue sur le monde

Dispersées dans la ville, les Promenades photographiques de Vendôme mêlent patrimoine et travaux contemporains.

Jean-Claude Renard  • 28 juin 2012 abonné·es

Années 1930. La politique du New Deal cherche des issues à la crise. Créée par le ministère de l’Agriculture américain en 1937, la Farm Security Administration (FSA) est chargée d’aider les fermiers les plus pauvres, touchés par la Grande Dépression, de permettre aux plus démunis de se réinstaller sur des terres moins sinistrées. L’organisme se dote d’emblée d’une section historique censée documenter tous les aspects de la vie et démontrer la validité de son action sur le terrain, témoigner de l’ampleur de la catastrophe économique et humaine. Dresser une cartographie révélant une Amérique physique et habitée. Dirigée par Roy Emerson Stryker, la FSA ne sait pas encore qu’elle inaugure une vaste campagne photographique qui passera à la postérité.

Porté par une conscience sociale aiguë, Stryker s’entoure de photographes confirmés ou débutants : Walker Evans, Dorothea Lange, Jack Delano, Russell Lee, Arthur Rothstein, Marion Post Wolcott. Tous traquant une Amérique profonde, des territoires rythmés par les travaux des champs, les prières et les bénédictions, les turbulences climatiques, une société disloquée et désintégrée. À l’image, se bousculent un vendeur de poissons dans sa cahute modeste, une épicerie faisant office de bar, boui-boui musical et station-service, des fermiers au travail dans la lumière crue du jour, des propriétaires entretenant leur lopin de terre, des récoltes de pommes de terre et un élevage de volailles, un orchestre de quadrille, une école réservée aux Noirs, de tristes hères épuisés, pantins désarticulés, transis et brinquebalés dans des camps de migration, des logements de fortune ou plutôt d’infortune. Toute une grammaire photographique (qui trouve ses échos dans les Raisins de la colère ) s’élaborant dans un photojournalisme naissant, marquée par une certaine brutalité.

Concentrée sur l’exode des populations exsangues, des paysans ruinés en quête de terres fécondes, livrant un Far West à l’envers, Dorothea Lange se distingue pour laisser ce qu’on appellera plus tard une « icône de la maternité », une « migrant mother », une mère et ses deux enfants, sombre et nouée, terrassée par le désarroi. De Lange à Delano, ce sont des images partie prenante d’une entreprise de communication gouvernementale, déclinées alors sous forme d’affiches et d’expositions, visant à justifier la politique de Roosevelt (tandis que cette même équipe de photographes fait l’apprentissage de la pellicule en couleur). Avec la guerre en perspective, du paysan en exode on passera à l’ouvrier puis au tankiste et au militaire, mis en valeur par un éclairage superficiel. L’effort de guerre nécessitant un langage visuel plus cru et plus séduisant. Conservés à la Bibliothèque du Congrès de Washington, plus de 177 000 négatifs enrichiront le fonds de la Farm Security Administration, démantelée en 1943. Sebastião Salgado est un autre exemple de photographie documentaire et sociale. Cadrant l’aspersion d’insecticide sur une plantation de riz dans l’État du Pará, au Brésil, des cueilleurs de thé au Rwanda, des femmes pataugeant dans une rivière en Galice, des pêcheurs de thon à Trapani, en Sicile, un ballet de femmes voilées sur un chantier d’irrigation au Rajasthan ou encore une chaîne humaine au fond d’une mine brésilienne, effroyable fourmilière. À l’instar de Dorothea Lange, c’est une photographie impliquée, passionnée par son sujet, partisane, jusqu’à se laisser aller à une certaine esthétique de la misère.

Rassemblées au Manège de Vendôme (Loir-et-Cher), ces images, à l’unisson, constituent l’un des intérêts de ces Promenades photographiques, huitième édition du genre. Une manifestation investissant tous les lieux historiques de la ville, avec 22 expositions. À la chapelle Saint-Jacques, au parc et à l’Orangerie du château, au marché couvert, dans la cour du cloître, dans la rue du Change. Une manifestation qui mêle à la fois des photographes entrés dans le patrimoine, tels Dorothea Lange ou Sebastião Salgado, et d’autres, plus contemporains. Tel Alexis Cordesse, qui exposait déjà Border Lines, en janvier dernier, à l’artothèque de Caen, un travail remarquable articulé autour d’Israël et des territoires palestiniens, une réflexion sur l’espace et l’occupation des sols, les frontières tangibles et invisibles, et dont les grands formats d’origine se retrouvent malheureusement réduits à Vendôme.

La particularité du format vaut aussi pour Mulham Al-Jundi. Qui a choisi, résidant à Homs, d’alimenter Internet de son quotidien, entre le 16 février et le 6 mars. Des images réalisées avec un téléphone portable, qui possèdent la force de leur contenu, la réalité d’un peuple assassiné. D’immenses frises déroulant plusieurs dizaines d’images : des murs criblés de balles et d’éclats d’obus ou hachés de slogans, des immeubles éventrés, des rues désertes et désolées, des chars calcinés, des gosses qui vendent des cigarettes, d’autres qui jouent au foot au milieu des éboulis. Le photographe n’ajoute ni légende ni commentaire. Dans un autre genre, et au sein d’une manifestation éclectique, sans réelle unité éditoriale, où parfois certaines expositions souffrent la comparaison avec leurs voisines, un groupe de six photographes installés à Berlin livre un portrait actuel de l’Albanie. Si proche et si lointaine. Un pays en reconstruction, sorti de sa dictature, où transpirent ruralité et débrouille, pauvreté et corruption. Paysages, portraits, scènes de rue composent une mosaïque d’images d’une Albanie qui semble encore meurtrie, envahie de trophées européens et américains bon marché, et d’infrastructures standards importées. Loin de l’univers onirique et coloré de Sacha Goldberger, maquillant sa grand-mère (Mamika), son mari et son amant en superhéros, affublés de costumes ridicules, plongés dans des scènes à la fois drôles et énigmatiques, burlesques et joliment grotesques, chargés d’un fagot de dérision.

Culture
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