À qui profite le gâchis ?
La grande distribution et l’industrie agroalimentaire fixent les règles d’un système économique pervers où gaspiller rapporte.
dans l’hebdo N° 1211 Acheter ce numéro
Qui perd gagne. C’est un peu la philosophie de certaines enseignes qui trouvent leur intérêt au gaspillage. ça se passe comme ça chez McDonald’s : pour appâter le chaland qui veut, bien sûr, de l’ultrafrais, le bien nommé « fast-food » a fixé la durée de vie d’un hamburger à dix minutes. Ou encore chez Leclerc, où les super promos du dimanche vous feront repartir avec trois paquets de chips pour le prix de deux – quand on avait juste envie d’un. Quant aux centaines de produits frais exposés sur les étals, qu’importe s’ils finissent à la benne : la règle d’or en distribution est qu’un rayon bourré fait acheter plus qu’un rayon clairsemé… Bienvenue dans le monde de la surconsommation où la quantité fait vendre ! Un système absurde où acheter trop est plus rentable que d’acheter peu – ou juste assez. Exemple le plus emblématique de cette logique perverse : les centrales d’achat qui « achètent des volumes très importants aux producteurs pour faire baisser les prix au maximum », explique Arnaud Faucon, secrétaire de l’Indecosa, association de défense des consommateurs émanant de la CGT. Résultat, des tonnes de produits frais se voient refuser l’accès aux rayons faute d’être assez calibrés pour un consommateur dont l’œil et le palais ont été habitués par les grandes surfaces à trois types de pommes (Golden, Granny, Gala) aux rondeurs parfaites et aux couleurs vives…
La grande gagnante du gâchis est donc la grande distribution. Malgré quelques accords, locaux et épars, avec des banques alimentaires (la politique de « franchisation » des magasins n’aide pas à conduire une politique globale de collecte), c’est elle qui organise, selon ses besoins, aussi bien l’abondance que la rareté. Adepte des gros volumes, elle va jusqu’à la destruction pure et simple de produits qu’elle pourrait donner. C’est elle aussi, qui, via ses lobbies, « fixe les normes sanitaires européennes », affirme Alain Gaignerot, directeur du syndicat agricole Modef, qui voit dans les produits jetés « les victimes du libre marché et de la concurrence ». Obsédée par la rentabilité, l’industrie agroalimentaire n’est pas en reste. « Depuis trente ans, la politique agricole commune (PAC) subventionne un système industriel où les paysans sont déconnectés des gros producteurs », indique Jacques Godard, producteur bio en Normandie et membre de la Confédération paysanne. Un système qui rallonge les distances, multiplie les intermédiaires et donc les occasions de gaspillage : « La PAC a conduit à abandonner la production de fruits en Europe, poursuit l’agriculteur, et à importer de l’autre bout du monde des fruits cueillis verts pour qu’ils tiennent des délais de transport de plusieurs jours. Au final, les consommateurs mangent des fruits de mauvais goût, qui pourrissent à toute allure, dont ils n’imaginent même pas qu’ils sont le produit d’un travail humain… » Et qu’on jette donc sans état d’âme !
La question du gaspillage alimentaire pose, au fond, celle de la valeur accordée à l’aliment. Dans notre société qui privilégie l’aspect économique, sa valeur d’échange compte plus que sa valeur d’usage. Du bétail mort faute d’un transport adapté aux morceaux de dinde qui grisonnent après quelques heures en rayon, et que, donc, personne ne veut acheter : de tels exemples, Pascal Bousselet, directeur de la publication du site agro-media.fr, en a plein ses tiroirs. « Le gaspillage est induit par le système économique, estime-t-il. À chaque étape de la chaîne, le flux tendu, le personnel peu qualifié, la course à la rentabilité, tout cela crée des montagnes d’invendus. Et c’est le consommateur qui paye la note salée de ces dysfonctionnements. » Car, tout au bout de la chaîne, le pauvre consommateur n’est, lui, jamais épargné par les réprimandes. « Les campagnes de sensibilisation au gaspillage individualisent la responsabilité, déplore Arnaud Faucon, or c’est l’ensemble du système économique fondé sur le libéralisme qu’il faudrait changer. » La preuve : alors que, du fait de la crise, le panier moyen des ménages a baissé, « la stratégie des grandes surfaces, c’est-à-dire d’acheter trop pour faire augmenter leurs marges, est restée la même, regrette Alain Faucon. Il y a, du coup, encore plus de gâchis. » Plus les gens s’appauvrissent, plus on gâche. On n’est plus à un paradoxe près…